CSMS Magazine
J’ai lu avec voracité L’Aveugle aux Mille Destins de Joe Jack. Pourquoi ? Je devais participer à une soirée d’hommage en l’honneur de ce dernier à Boston à la mi-mai et, quand j’ai fait part de cette activité à des amis, deux d’entre eux ont fait mention de son livre comme étant un livre bien.
Mais ce jour-là, assis auprès de cet invité d’honneur, je pouvais presque palper une sorte de sagesse, d’humilité et d’appréciation non feinte pour la beauté(la musique, la poésie, l’amour dont tout le monde faisait montre à son égard), qui émanait du personnage.
J’ai connu sa musique que j’ai écouté dans mon enfance et encore maintenant ; musique que ma mère fredonnait à la maison de son vivant. Mais je ne savais rien de la vie de cet homme -nous nous contentons souvent de tirer du plaisir de ce qui nous est offert par un artiste, mais faisons très peu pour les supporter. Par curiosité de lectrice et d’écrivaine, et sur les conseils avisés de mes amis, je me suis donc fait un devoir de me procurer L’Aveugle aux Mille Destins.
Plusieurs des livres qui ont remportés des prix en littérature m’ont sincèrement ennuyée au point où j’ai dû les mettre de côté au beau milieu de la lecture. Pour vous dire ! J’ai pourtant lu d’un trait le livre de Joe Jack.
Publié au Canada par les Éditions Mémoire d’Encrier en 2010, L’Aveugle aux Milles Destins est un guide, un exemple vivant de courage, d’espoir et de détermination. Dans la société haïtienne où les handicapés n’ont jamais eu leur place dans la société, où ils sont traités en indésirables ou ineptes, voilà qu’un aveugle-né nous fait une leçon d’humanité, d’honnêteté et de courage. C’est son propre histoire que Joe Jack raconte avec toute sa sincérité, toute sa candeur, sans honte et sans regrets aussi.
Toute la souffrance et l’humiliation qu’il a connues sont présentes dans le livre. Il nous fait cadeau de son histoire, de ses péripéties, il se jette en pâture pour que sa souffrance serve d’exemple de ce que nous ne devons pas faire endurer à un être humain. Parce que handicapé ou pas, un être humain reste un être humain.
C’est dans une écriture riche, hautement littéraire que nous est dévoilé le parcours de ce talentueux chanteur de charme. Que ce soit l’histoire de son professeur de piano qui le traitait de distrait et de maladroit alors qu’il était âgé de neuf ans et aveugle, que ce soit lorsqu’il entra à l’école à l’âge de cinq ans et qu’on le forçait à lire des livres(non brailles) alors qu’il était né aveugle et que tout le monde était au courant de sa cécité ou peut-être son premier séjour dans les années cinquante, seul, aux États-Unis d’Amérique, dans une école pour handicapés où il a souffert du racisme et fait face à la ségrégation, le courage avec lequel il a continué à se battre est incomparable.
156 pages de peine, d’espoir, de lutte et de déboires ; de sa naissance à ses soixante-treize ans. « À cinq ans, comme tous les enfants de la ville, j’ai dû entrer à l’école. J’arrive en classe avec mon livre de lecture. Je me souviens très bien de la scène : la maîtresse m’appelle, je me tiens debout, livre en main. Je glisse mes doigts sur la page du livre. Elle est lisse la page. Je n’y comprends absolument rien. Je sais que des images peuvent exister sur du papier ; mais les vraies choses, pour moi, ne peuvent se concevoir autrement que par le toucher. La maîtresse dépose mon doigt sur je ne sais quoi, elle annonce une lettre, un mot. Dans ma tête d’enfant, je crois qu’elle se moque de moi. » page 9
L’Aveugle aux Mille Destin mérite largement sa place dans le système éducatif haïtien. Il ne suffit pas seulement que les aveugles sachent ce que l’un des leurs a vécu pour leur donner du courage, mais aussi que les voyants apprennent à traiter en égaux les moins fortunés qui ne sont pas pour autant moins intelligents qu’eux. C’est Milan Kundera dans Risibles amours qui a écrit : « Si l’on était responsable que des choses dont on a conscience, les imbéciles seraient d’avance absous de toute faute. L’homme est tenu de savoir. L’homme est responsable de son ignorance. L’ignorance est une faute. »
Il faut un homme debout comme Joe Jack pour dire : « Je me considère comme un pionnier, un cobaye qui raconte son itinéraire de cobaye. Si un seul aveugle n’avait pas à subir les souffrances que moi-même j’ai subies, s’il pouvait être regardé comme un être humain, j’en serais heureux. Et ce témoignage prendrait tout son sens. » page 156
Un témoignage poignant qui, dès la première page, a capté toute mon attention. Après lecture de ce livre, je sais que, désormais, j’aurai plus de compassion pour les handicapés que je croiserai sur mon chemin.