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Saturday, December 21, 2024

À la Mémoire de Jean-Jacques Dessalines

Nous publions ce texte à l’occasion du 200ème anniversaire de l’assassinat de ce grand révolutionnaire haitien et père de la patrie haitienne. Deux cents ans après, Haiti reste encore un pays à construire et un pays où ses enfants ne font que patauger dans la boue du mépris et de la misère.  Lors d’une conférence de presse donnée à Pointe à Pitre le 10 mars 2000, un journaliste posa la question suivante : « Que pense faire la France, la France pays riche qui a eu une de ces colonies ? Que feront d’autres pays pour participer véritablement au développement de Haïti ? ».La réponse surprenante du président Jacques Chirac mérite réflexion : « Haïti n’a pas été, à proprement parler, une colonie française, mais nous avons effectivement depuis longtemps des relations amicales avec Haïti dans la mesure où notamment nous partageons l’usage de la même langue. Et la France a eu une coopération et a toujours une coopération importante avec Haïti et elle continuera à l’avoir. »Pour Marcel Dorigny cette déclaration présidentielle montre à quel point l’oubli de Haïti est solidement ancré dans l’inconscient national français [2].A l’ « origine »Lorsque Christophe Colomb la découvrit en 1492, l’île comptait probablement quelques centaines de milliers d’habitants, Arawaks (ou Taïnos) et Caraïbes ; l’un des noms qu’ils lui avaient attribué était Ayiti, c’est-à-dire « Terre des hautes montagnes ». Les Espagnols la dénommèrent Española (« l’Espagnole ») qui devint Hispaniola (« Petite Espagne »).Bartolomeo Colomb, frère de Christophe, organisa la colonie ; en 1496, est fondée la ville de Nueva Isabela, qui deviendra Santo Domingo (Saint-Domingue en français). Les Espagnols soumirent Arawaks et Caraïbes à des travaux forcés afin d’extraire l’or des mines. En moins de vingt-cinq ans, la population autochtone fut décimée. Les Espagnols firent alors venir des Noirs de diverses régions d’Afrique.Durant tout le XVIe siècle, Santo Domingo a été la métropole des colonies espagnoles du Nouveau Monde.La colonisation françaiseDès 1651, des flibustiers et des boucaniers français s’étaient établis sur l’île de la Tortue d’où ils lançaient leurs incursions sur la « Grande Terre ». En 1652 la France nomme un gouverneur pour en prendre officiellement possession et les Français finirent par occuper la partie ouest de la « Grande Terre ». Sous l’impulsion de Colbert, la colonie prit son essor. La première capitale de la colonie, Le Cap Français (qui deviendra Cap-Haïtien), fut fondée en 1670. Lors du traité de Ryswick (1697), l’Espagne reconnut à la France la possession de la partie occidentale de l’île, qui devint alors la colonie de Saint-Domingue (la future Haïti), tandis que l’Espagne conservait la partie orientale qui était toujours appelée Hispaniola (la future République dominicaine). Les Espagnols puis les Français importèrent d’Afrique des captifs mis en esclavage sur les habitations sucrières exploitant la canne à sucre [3]. Ceux-ci développèrent une langue particulière qui deviendra le créole haïtien, langue maternelle de toute la population.HispaniolaC’est au cours de cette période que fut appliqué le trop fameux Code noir promulgué en 1685 par Louis XIV destiné à réglementer l’esclavage. Ce Code noir, qui resta en vigueur à Saint Domingue jusqu’en 1793, date de la suppression de l’esclavage dans la colonie, privait l’esclave de toute liberté. En effet, le captif à son arrivée dans la colonie est extrait des navires négriers, rafraîchi, vendu, baptisé et affecté au travail servile dans un monde où toutes ses références ancestrales sont perdues.La colonie de Saint-Domingue devint la colonie la plus prospère des Antilles – d’où son surnom de « perle des Antilles ». À la fin du XVIII e siècle, la valeur des exportations de Saint-Domingue dépassait celle des autres colonies d’Amérique ; cette prospérité reposait sur les cultures commerciales du sucre, du café et de l’indigo, pratiquées dans de grandes “habitations” exploitées à leurs rendements maximums par des colons dotés de moyens financiers importants. En 1789, à la veille de la Révolution française, la colonie de Saint-Domingue comptait environ 400 000 esclaves [4] pour 30 000 Blancs et un nombre équivalent de « libres de couleur ».La révolte des Noirs débute en août 1791 ; plus de 1000 Blancs sont assassinés, les sucreries et les caféteries, saccagées. Elle fait écho aux mouvements révolutionnaires de la métropole qui depuis 1789 avaient proclamé l’égalité entre tous les citoyens, une égalité basée sur le droit naturel. Les Antilles participaient à l’événement révolutionnaire : dès 1789 des esclaves se révoltent en Martinique et en Guyane, les colons forment le club Massiac pour défendre leurs intérêts contre les esclaves et contre les « libres de couleur » qui demandaient, par pétition, l’égalité civile et civique. Toutes ces revendications sont rejetées et des Assemblées coloniales, réservées aux colons, sont mises en place ; elles laissent aux édiles de larges pouvoirs internes, garantissant ainsi le maintien de l’esclavage et l’inégalité des droits avec les Mulâtres. Ces derniers créent alors des assemblées coloniales illégales, chassent les colons en août 1790 et finissent par se révolter en novembre de la même année… On assiste alors à une succession de révoltes et de luttes armées qui en plus d’opposer entre eux Noirs, Mulâtres et colons, opposent également Français et Anglais pour le contrôle de l’île. Les colons n’hésitant d’ailleurs pas à s’allier aux Anglais pour recouvrer des droits que la Révolution avait abrogés.Toussaint LouvertureDe crainte « de voir passer dans des mains ennemies la propriété de Saint-Domingue », les commissaires envoyés par la Convention se résignent à proclamer l’abolition de l’esclavage : Léger-Félicité Sonthonax, le 29 août 1793, pour la province du Nord, et Étienne Polverel, le 21 septembre, pour celles du Sud et de l’Ouest. Le 16 pluviôse an II (4 février 1794), la Convention confirme cette déclaration et étend l’abolition de l’esclavage à toutes les colonies françaises.Toussaint Louverture, qui dirigeait une armée d’esclaves et de mulâtres depuis la partie espagnole de l’île, se rallie alors au gouvernement français. Il est successivement promu général, adjoint du Gouverneur de l’île et « commandant en chef de la colonie », entre 1795 et 1798. Toussaint Louverture mène alors des négociations directes avec l’Angleterre et les Etats-Unis pour assurer l’autonomie de l’île. En janvier 1801, Toussaint Louverture est maître de toute l’île. Reprenant un titre d’ancien régime, il se proclame gouverneur général à vie (avec le droit de choisir son successeur) par la première constitution de l’île. Celle-ci, solennellement proclamée le 9 Juillet 1801, abolit les distinctions de couleur et l’esclavage. Toussaint Louverture écrit une lettre à Napoléon, adressée « du premier des Noirs au premier des Blancs ».La guerre de libérationEn réponse à cette constitution autoproclamée, acte de quasi sécession de la colonie, et afin de reconstituer un empire colonial aux Amériques « conformément aux lois et règlements antérieurs à 1789 », le Premier Consul décide une expédition de reconquête. La paix avec l’Autriche (traité de Lunéville, en février 1801), et surtout avec l’Angleterre dont la flotte contrôlait les routes atlantiques (préliminaires de Londres en décembre 1801, suivis du traité de paix d’Amiens, le 15 mars 1802), lui donnent l’opportunité de lancer une opération de reconquête coloniale. En février 1802, une flotte de 36 navires venant de Brest débarque au Cap Français une armée de 23 000 hommes, sous le commandement du général Victor-Emmanuel Leclerc, mari de Pauline Bonaparte et beau-frère du Premier Consul. Le 2 mai 1802, une autre expédition arrive à Pointe-à-Pitre avec 3 500 hommes sous le commandement du général Richepance. La Guadeloupe est rapidement soumise et les insurgés impitoyablement massacrés.A Saint-Domingue, l’arrivée du corps expéditionnaire français suscite un soulèvement général des anciens esclaves. Le général Henri Christophe, adjoint de Toussaint Louverture, met le feu à Cap-Français.Le 7 juin 1802, Leclerc invite Toussaint Louverture à conférer avec lui ; mais à peine celui-ci se présente-t-il qu’il est arrêté par traîtrise. Toussaint Louverture et sa famille sont embarqués pour la métropole. A l’instant de monter sur le navire, il prononce ces mots célèbres : « En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté, mais il repoussera car ses racines sont profondes et nombreuses ».Sur ordre de Bonaparte, il sera interné – sans jugement – au fort de Joux, dans le Jura. Il y meurt des rigueurs du climat le 7 avril 1803. Peu auparavant, le 2 novembre 1802, Charles Leclerc était lui-même mort victime de la fièvre jaune… comme beaucoup de ses soldats.Un nouveau renfort de 10 000 hommes est expédié à Saint-Domingue sous le commandement de Rochambeau (fils du commandant du corps expéditionnaire français dans la guerre d’Indépendance des États-Unis). Rochambeau n’obtient pas de meilleurs résultats en dépit de son extrême cruauté (il avait notamment dressé des chiens de combat pour poursuivre et déchiqueter les Noirs).DessalinesLes troupes françaises, épuisées, sont défaites le 18 novembre 1803 à la bataille de Vertières par la masse servile (au chant de la Marseillaise [5]) et Rochambeau se rend à Jean-Jacques Dessalines, successeur de Toussaint Louverture. Les garnisons françaises capitulent les unes après les autres. L’ancienne colonie proclame son indépendance le 1er janvier 1804, devenant la première république noire libre. Elle prend le nom de Haïti que ses premiers habitants donnaient à l’île.Au total, c’est près de 70 000 hommes que le premier consul aura envoyés dans le seul but de rétablir le système esclavagiste à Saint-Domingue. 55 000 d’entre eux y ont perdu la vie, victimes des anciens esclaves ou des fièvres. Un fiasco humain au moins aussi important que celui de l’expédition d’Égypte. Néanmoins, la réputation du Premier Consul sur le continent européen n’aura pas à en souffrir (et les Français eux-mêmes se dépêcheront d’oublier cet épisode peu glorieux). [6]Une amnésie nationaleDans la mémoire collective française, il y a un oubli – une occultation ? – du passé négrier et esclavagiste de la France coloniale. Pourquoi ? On peut, avec Marcel Dorigny, y voir deux raisons.La première abolition de l’esclavage, en 1794, a eu lieu sous la Révolution française. Elle a été obtenue par la violence, l’insurrection, les massacres [7]. Huit ans plus tard, en 1802, Bonaparte revient sur cette abolition et rétablit l’esclavage. C’est cet épisode, largement occulté en France, qui amène les anciens esclaves de Saint-Domingue à proclamer l’indépendance de la colonie. On comprend que, dans ces conditions, la perte de Saint-Domingue soit un choc national refoulé.L’autre raison réside dans la deuxième colonisation. Quand la France repart à la conquête d’un domaine colonial à partir de 1830, elle le fait au nom des droits de l’homme ! Objectif affiché : apporter la civilisation aux Africains. Dans la réalité, on applique un code de l’indigénat qui classe les individus en deux catégories : les Européens ont un statut de citoyens, mais les « indigènes » ne sont que des sujets. Et on instaure le travail forcé (il faudra attendre 1947 pour qu’il soit supprimé).Dans les manuels scolaires, on parle peu de la première colonisation, celle qui reposait sur le trafic négrier et l’esclavage. L’école républicaine a préféré mettre en valeur l’abolition de 1848, faite sous la IIe République. De plus, l’évocation du rétablissement de l’esclavage en 1802 aurait terni l’image de Napoléon, figure glorieuse de notre mythologie nationale.Haïti oubliéeLes raisons précédentes suffiraient à expliquer pourquoi Haïti, société issue de l’esclavage colonial, a été évacuée de la mémoire collective française [8].Mais Haïti a commis en plus un double affront. D’abord, elle est sortie du système esclavagiste par ses propres moyens : c’est l’insurrection victorieuse des esclaves qui a imposé l’abolition en 1794. La Convention s’est trouvée devant un fait accompli, qu’elle n’a eu qu’à ratifier et à étendre aux autres colonies. Ensuite, Haïti a gagné son indépendance par sa victoire sur les troupes françaises. « La première défaite de Napoléon, ce n’est ni Baïlen en Espagne, ni Moscou, mais Vertières en Haïti, le 18 novembre 1803 ! »(Marcel Dorigny)P-S.Notes[1] Merci à tous ceux, et notamment à Marcel Dorigny, dont les remarques et conseils ont permis la mise au point de cette page.[2] Source : http://www.elysee.fr/elysee/francai….L’anecdote est exposée par Marcel Dorigny dans le second chapitre de l’ouvrage collectif ” La fracture coloniale “.Un entretien avec Marcel Dorigny est accessible sur internet : http://www.arte-tv.com/fr/histoire-…[3] La quasi-totalité des 7 et 8 millions d’habitants actuels de Haïti descendent des esclaves noirs – 5 % étant considérés comme des Mulâtres.[4] À la même époque les Etats du Sud des Etats-Unis possédaient 800 000 esclaves pour un territoire infiniment plus étendu.[5] Marcel Dorigny, Révoltes et Révolutions en Europe et aux Amériques (1770-1802), Paris, Belin, 2004, p.94.[6] À signaler l’ouvrage Haïti, première République noire, sous la direction de Marcel Dorigny, 2003, Société française d’histoire d’outremer.Ce livre collectif comporte notamment un article sur la fin de la guerre de 1801-1803 (Bernard Gainot et Mayeul Macé) et un autre sur l’utilisation des ” chiens chasseurs d’esclaves “, avec des gravures saisissantes de réalisme (Georges Lutz).[7] Comme pour les droits sociaux revendiqués par les Sans-Culottes, c’est un exemple de lutte contre l’ordre réactionnaire et non une révolution bourgeoise.[8] En avril dernier le Collectif Haïti de France a apporté son soutien à la pétition des historiens contre la loi du 23 février 2005.

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