CSMS Magazine
Lorsque j’ai reçu un exemplaire du dernier recueil de poèmes de Lenous Suprice intitulé Ruminations, je l’ai lu entre deux courses, entre deux projets. Les poèmes ont cependant, quasiment, continué à me hanter l’esprit. Parce qu’à première vue ce livre en vers libres et en prose est, selon moi, de loin le plus fort et le plus poignant écrit par Lenous. N’y tenant plus, j’ai attrapé mes outils (papier, stylo, un verre…, et les lunettes) et me voilà en train de ruminer de concert avec l’auteur.
Publié il y a tout juste six mois à Montréal par les éditions du CIDIHCA, Ruminations est le dixième recueil de poèmes de l’auteur.
À priori, à lire le titre, je m’attendais à ce que le personnage principal, c’est-à-dire celui qui parle de cette Elle, allait se lamenter sur un sujet quelconque. Mais c’est tout à fait le contraire puisque remâcher ses souvenirs est pour lui une façon de refaire le plein.
« Il est bien tard, mais toujours pas de douceur du repos, à bord des yeux, tellement ta folle souvenance s’amuse à tirer mon taureau par la queue. » page 21
Elle est là vibrante, vivante entre chaque ligne, prenant d’assaut chaque pensée. Elle est là en voltige, défiant la sémantique des textes, déséquilibrant l’auteur, lui donnant (et au lecteur par la même occasion) l’envie de mordre dans les mots, d’y trouver des odeurs, des couleurs, des formes. Lui, il est là encore une fois, marionnette entre les mains de la muse ou d’elle(s), qui court jusqu’à s’essouffler.
« Je connais , pour avoir été pris dans les insidieuses mailles d’une pêche autrefois, le pesant d’air que je dois déplacer, pour t’ouvrir le passage à ma hauteur, quand tu m’interpelles si fort à mon port d’attache, sans bien même savoir ce que t’exiges. » page 29
La sévérité des poèmes dénoncent la faiblesse de l’homme parait-il. Soixante dix pages à ruminer des bons et des mauvais souvenirs, à voyager à bord du voilier dont Lenous est le capitaine ; un voilier en dérive avec son équipage de rêves, de regrets, de résilience, et qui s’échoue sur ses rives à Elle. Femme allumette qui met le feu aux trousses des poèmes de l’auteur, femme pluriel qui peuple les paragraphes.
Le poète se défend faiblement contre l’amour et ne se rend sans doute pas compte que du point de vue de la femme flamme les cruautés lui sont indispensables tandis que les récriminations le rendent fragile et plus désirable.
Je compatis avec le poète, mais la femme en moi est fascinée par Karla (elle a finalement un nom ?) et se met dans sa peau (désolée Nounous).
« Karla, les ombres, comment fais-tu pour bien vouloir assez souvent les côtoyer… et pourquoi si tant te bats-tu encore à bien enfin les conquérir, les ombres, Karla, si c’est pour être aussi bégueule comme, trop souvent, toi seule peux l’être si longtemps à leur contact ? » page 31
Ruminations est particulièrement intéressant à cause de la dureté et la tendresse qui découlent en même temps des poèmes. Ce que je veux dire par là c’est qu’on retrouve dans l’écriture la poigne ferme de l’homme et la tendresse d’un cœur qui se fond sous la chaleur de l’amour. Une combinaison à rendre fou. Dans Ruminations, le poète se bat non pas contre Elle mais contre ses propres sentiments et malgré les reproches, les frustrations et la colère face aux blessures infligées par Elle, ce recueil demeure un chef d’œuvre littéraire où la femme est sublimée dans toute sa grandeur de pouvoir. Que dire d’autre sinon laisser à l’auteur le dernier mot :
« Là où je suis
même si tu n’y es pas
partout où tu es
sur la place du marché ou ailleurs
quelque part entre arabesques et traits de cathédrales
là où je t’imagine
dans mes ruminations
tu es ma ligne de miel dans les effets d’un miroir qui m’élargit. » page 70