Par Cláudio Katz
Spécial pour CSMS Magazine
L’appel à construire le socialisme du XXIe siècle que Chávez a lancé a remis en scène les débats sur les chemins, les temps et les alliances pour créer une société non capitaliste. Cette discussion reprend alors que le gros des forces progressistes avait pris l’habitude de passer sous silence toute référence au socialisme. La reprise de la crédibilité de ce projet parmi le peuple n’est pas encore visible, mais l’objectif d’émancipation est de nouveau débattu au sein des organisations populaires qui cherchent un cap stratégique pour la lutte des opprimés. Quelle est la signification actuelle d’un projet socialiste ?
Cinq motifs
L’Amérique Latine est devenue le théâtre privilégié d’un tel débat pour diverses raisons. En premier lieu, la région est le principal foyer de résistance internationale à l’impérialisme et au néolibéralisme. Plusieurs soulèvements populaires ont abouti ces dernières années à la chute de présidents néolibéraux (Bolivie, Équateur et Argentine) et ont consolidé une présence indiscutable des mouvements sociaux.
Dans une conjoncture de luttes — y compris de défaites et de répression (Pérou, Colombie) et aussi de reflux ou de déception (Brésil, Uruguay) — de nouveaux contingents ont rejoint la protestation populaire. Ces secteurs amènent une rénovation de la base dans la jeunesse (Chili) et des formes très combatives d’auto-organisation (Commune d’Oaxaca au Mexique). Le socialisme offre une perspective à ces actions et pourrait devenir le thème d’une réflexion rénovée.
En second lieu, le socialisme commence à jouir d’une certaine popularité au Venezuela. Cette diffusion confirme une proximité idéologique du processus bolivarien avec la gauche qu’on n’a pas trouvée dans d’autres expériences nationalistes. À l’époque de l’Union Soviétique, certains dirigeants du Tiers Monde adoptaient l’identité socialiste à des fins géopolitiques (contrer les pressions nord-américaines) ou économiques (obtenir des subventions du géant russe). Comme cet intérêt a disparu, le retour actuel du projet socialiste a des connotations plus authentiques.
La réapparition du socialisme peut être aussi constatée en Bolivie dans les propos de nombreux responsables et il reste présent à Cuba, au bout de 45 ans d’embargos, de sabotages et d’agressions impérialistes. Si l’effondrement qui a fait éclater l’URSS et l’Europe orientale s’était propagé à l’île, rien ne permettrait aujourd’hui de postuler un horizon anticapitaliste pour l’Amérique Latine. L’impact politique d’une telle régression aurait été dévastateur.
Le socialisme constitue, en troisième lieu, un drapeau que l’opposition de gauche a relevé contre les présidents socio-libéraux, qui ont abandonné toute allusion à ce thème pour obtenir les bonnes grâces des capitalistes. Bachelet (Chili), Lula (Brésil) et Tabaré Vázquez (Uruguay) se sont débarrassés de la moindre référence au socialisme dans leurs discours, ont renoncé à introduire des réformes sociales et se sont placés sur un terrain opposé à celui des majorités populaires. Bachelet ne se souvient même pas du nom de son parti quand elle préside la Concertation qui recycle le modèle néolibéral. Lula a oublié son flirt de jeunesse avec le socialisme pour privilégier les banquiers et Tabaré reprend ce modèle quand il respecte scrupuleusement les accords de libre-échange avec les États-Unis. Dans ces trois pays le socialisme est un drapeau brandi contre cette désertion, qui reparaît dans un cadre régional très différent de celui qui prévalait dans les années 1990.
L’étape de la pensée unique de droite a pris fin et les personnages les plus emblématiques du néolibéralisme ultra ont quitté la scène. Le militarisme fauteur de coups d’État n’est plus viable et grâce à la mobilisation de vastes espaces démocratiques ont été conquis. C’est pourquoi les dirigeants conservateurs coexistent avec des présidents de centre-gauche et avec des gouvernements nationalistes radicaux.
En quatrième lieu, un changement de contexte économique qui favorise la discussion d’alternatives populaires est à l’œuvre en Amérique Latine, un changement de contexte économique qui favorise la discussion d’alternatives populaires. Dans plusieurs secteurs des classes dominantes se fait jour une tendance néodéveloppementiste à l’encontre de l’orthodoxie néolibérale, suite à une période dramatique de concurrence extra-régionale, de dénationalisation de l’appareil productif et de perte de compétitivité internationale.
Le tournant en cours est « néo », et pas pleinement développementiste, parce qu’il préserve la restriction monétaire, l’ajustement fiscal, la priorité aux exportations et la concentration du profit. Il ne défend que les subventions d’État à l’industrie pour contrecarrer les conséquences du libre-échangisme extrême. La vulnérabilité financière de la région et les liens avec un modèle de croissance très dépendant des prix des matières premières pousse à tenter ce changement. Mais ce tournant affecte tous les dogmes économiques qui ont dominé ces dix dernières années et ouvre des brèches pour opposer des alternatives socialistes au modèle néodéveloppementiste.
On assiste, en cinquième lieu, à une tendance généralisée en Amérique Latine à la conception de programmes nationalistes en termes régionaux. Cette attitude prédomine aussi parmi les organisations populaires qui perçoivent la nécessité d’évaluer leurs revendications à l’échelle régionale. Ce nouvel état d’esprit permet d’envisager le débat sur la Zone de libre échange des Amériques (ZLÉA), le Marché commun sud-américain (Mercosur) et l’Alternative bolivarienne pour l’Alémirique (ALBA) avec des reformulations régionalistes du socialisme. Les trois projets d’intégration en cours comprennent des projets stratégiques de relance du néolibéralisme (ZLÉA), de régulation du capitalisme régional (Mercosur) et de gestation de formes de coopération solidaire compatibles avec le socialisme (ALBA).
Le contexte latino-américain actuel incite, donc, à reprendre les programmes anticapitalistes dans bien des domaines. Mais ces orientations prennent forme dans des stratégies différentes. Une voie possible impliquerait de développer la lutte populaire, impulser des réformes sociales et radicaliser les transformations entamées par des gouvernements nationalistes. Un tel cours exigerait de démasquer les duplicités des gouvernements de centre-gauche, de mettre en question le projet néodéveloppementiste et mettre en œuvre l’ALBA comme avancée vers l’intégration régionale post-capitaliste. Nous avons exposé les grandes lignes de cette option dans un texte récent (1).
Une autre orientation définit une séquence différente. Elle pronostique que la construction du socialisme sera précédée d’une longue période capitaliste préalable. Elle prétend développer cette phase avec des politiques protectionnistes, afin d’améliorer la capacité compétitive de la région. C’est pourquoi elle observe avec sympathie l’actuel néodéveloppementisme, impulse le Mercosur et donne son aval à l’expansion d’une classe d’entrepreneurs régionaux. Elle appelle à constituer un front entre les mouvements sociaux et les gouvernements de centre-gauche (Bloc Régional de Pouvoir Populaire) et imagine le socialisme comme un stade postérieur à la nouvelle phase de capitalisme régulé (2).
Le problème du commencement
Il n’est nullement question dans ce débat l’instauration complète du socialisme. Le débat porte uniquement sur le commencement de ce projet. Construire une société d’égalité, de justice et de bien-être sera une tâche historique ardue et prolongée, qui requerra que soient éliminées progressivement les lois de la concurrence, de l’exploitation et du profit. Ce n’est pas un but à réaliser à court terme. Tout particulièrement dans les régions périphériques telles que l’Amérique Latine, ce projet présupposera la maturation de certaines prémisses économiques susceptibles d’améliorer qualitativement le niveau de vie de la population. Ces améliorations se dérouleraient en même temps que l’expansion de la propriété publique et que la consolidation de l’autoadministration populaire. Comme cette évolution exigera plusieurs générations, le débat immédiat se réfère uniquement à la possibilité d’initier ce processus.
Commencer l’édification du socialisme impliquera de substituer à la prééminence d’un régime assujetti aux règles du profit un autre régime régulé par la satisfaction des besoins sociaux. À partir du moment où un modèle économique et politique — guidé par la volonté majoritaire de la population — aura ces caractéristiques, c’est une forme embryonnaire de socialisme qui commencerait à se développer (3).
Ce début reste la condition de toute avancée postérieure. Une société postcapitaliste n’émergera jamais, si le tournant socialiste ne se matérialise à un moment ou à un autre du présent. Les mécanismes oppressifs du profit et de l’exploitation doivent se trouver neutralisés de manière draconienne, afin qu’une forme nouvelle de civilisation humaine puisse s’ébaucher.
Le point de départ de cette transition socialiste sera totalement à l’opposé de la gestation d’un modèle néodéveloppementiste. Les deux perspectives sont radicalement contradictoires et ne peuvent être conciliées, ni se développer simultanément. La concurrence pour le profit est une entrave à la gestation à petits pas d’îlots collectivistes au sein du capitalisme, étant donné que la concurrence impose à moyen terme une distorsion à toutes les modalités coopératives de telles entreprises. Les deux projets de société ne pourront coexister pacifiquement, jusqu’à ce que l’un d’eux fasse la preuve d’une efficacité supérieure et jouisse de l’approbation générale. Ce n’est qu’en éradiquant le capitalisme que pourront s’ouvrir les portes de l’émancipation sociale. La grande question est de savoir si en Amérique Latine il est possible de commencer à développer ce changement.
Étape ou processus?
La thèse pro-développementiste répond négativement à la question clé de la période actuelle. Elle estime que dans la région « les conditions n’existent pas pour une société socialiste » (4). Mais elle ne précise pas si ces insuffisances se présentent sur le terrain économique, technologique, culturel ou éducatif. Que manque-t-il exactement à cette zone pour inaugurer une transformation anticapitaliste ?
L’Amérique Latine occupe un espace périphérique dans la structure globale du capitalisme, mais peut compter sur de solides ressources pour entamer un processus socialiste. On trouve ces éléments sur plusieurs terrains : des terres fertiles, des gisements de minéraux, des bassins hydriques, des richesses énergétiques, des bases industrielles. Le grand problème de la zone est que ces potentialités ne sont pas mises en œuvre.
Les formes rétrogrades d’accumulation imposées par l’insertion dépendante dans le marché mondial ont déformé historiquement le développement régional. Ce n’est pas l’épargne locale qui manque. A l’inverse, il y a trop de transferts vers les économies centrales. Le retard agraire, la faible productivité industrielle, l’étroitesse du pouvoir d’achat, tels ont été les effets de ce pillage impérialiste. Le principal drame de l’Amérique du Sud, ce n’est pas la pauvreté mais la scandaleuse inégalité sociale, que le capitalisme ne cesse d’engendrer dans tous les pays.
L’hypothèse de l’immaturité économique se trouve démentie par la conjoncture actuelle, qui a posé la question brûlante de savoir qui bénéficiera de la croissance en cours. Les néodéveloppementistes cherchent à canaliser cette embellie en faveur des industriels et les néolibéraux tâchent de préserver les prébendes des banques. S’opposant aux deux options, les socialistes devraient combattre pour une redistribution radicale de la richesse, améliorant immédiatement le niveau de vie des opprimés et éradiquant le primat de la rentabilité. Les ressources sont disponibles. Il existe une grande marge pour mettre en œuvre des programmes populaires et pas seulement des conditions pour suivre l’un ou l’autre cours capitaliste.
Il est certain que le cadre objectif qui s’impose aux différents pays est très inégal. Les avantages que les économies moyennes accumulent ne sont pas partagés par les nations plus petites et appauvries. La situation du Venezuela diffère de celle de la Bolivie et le Brésil ne subit pas les restrictions qui pèsent sur le Nicaragua. Mais l’heure n’est plus à l’évaluation d’un changement socialiste en termes exclusivement nationaux.
Si les classes dominantes conçoivent leurs stratégies à l’échelle de la zone, il convient aussi d’imaginer un projet populaire à cette échelle régionale. Les oppresseurs mettent leur horizon en perspective en fonction du taux de profit et les socialistes pourraient formuler leur option en termes de coopération et de complémentarité économique. Tel est le sens que prend l’opposition entre l’ALBA et la ZLÉA ou le Mercosur.
Il n’existe aucune limitation objective au développement d’un tel cours égalitaire. C’est une erreur que de supposer que la région devra parcourir les mêmes étapes que celles qu’ont franchies les pays du centre. L’histoire est toujours passée par des sentiers inattendus, qui combinent différentes temporalités. L’Amérique Latine s’est développée selon un modèle discordant de croissance inégale et combinée, qui tend à déterminer aussi les dénouements socialistes.
Qui paiera le prix?
La thèse qui propose de faire précéder le socialisme par un modèle capitaliste ressemble à la « théorie de la révolution par étapes ». Cette conception — à laquelle beaucoup ont adhéré à gauche — postulait la nécessité « d’éradiquer les vestiges féodaux » de l’Amérique Latine avant d’entamer la moindre transformation socialiste. Pour atteindre ce premier but elle proposait de recourir à l’aide des bourgeoisies nationales de chaque pays.
La nouvelle version introduit une nuance régionaliste dans cette vision des choses. Elle ne se borne pas à promouvoir le développement des groupes capitalistes nationaux, mais elle appelle à créer un patronat à l’échelle de la zone. La première stratégie n’a pas donné grand-chose tout au long du XXE siècle et de grands obstacles se dressent face à concrétisation régionale.
Une bourgeoisie sud-américaine serait effectivement plus forte que les fractions balkanisées qui l’ont précédée, mais elle affronterait aussi une concurrence plus acharnée. Au lieu de rivaliser avec les seuls trusts nord-américains, anglais ou français elle devrait encore entrer en lice contre les blocs impérialistes régionalisés et les puissances financières globalisées.
Ceux qui parient sur la revitalisation du capitalisme sud-américain supposent que dans les prochaines décennies prévaudra un contexte international multipolaire. Ce n’est que dans un tel cadre que pourraient éclore des processus d’accumulation durables dans les régions périphériques. Ce présupposé considère, de plus, que l’Amérique Latine sera un protagoniste vainqueur dans ce scénario. Mais alors qui seront les vaincus ? Les grandes puissances impérialistes ? Les autres zones dépendantes ? Les stratèges du capitalisme régionaliste éludent les réponses. Ils ne prédisent pas — comme le font les néolibéraux — une prospérité généralisée, pas plus qu’ils ne présagent un flot de bénéfices à partager par toute la planète. Simplement ils entrevoient de grands succès pour le capitalisme latino-américain dans un cadre global indéfini.
Cette vision des choses prend comme certitude que les classes dominantes sud-américaines ont abandonné leur passé centrifuge et vont travailler en commun sous la discipline du Mercosur. De fait, elle présuppose que se renouvellera un parcours semblable à celui qu’a suivi l’unification européenne, en dépit de l’évidente disparité entre les deux régions. La dénationalisation qui prédomine dans l’économie sud-américaine n’est pas non plus envisagée comme un obstacle de taille à la formation d’un patronat régional. Même l’association très serrée qu’entretient chaque groupe capitaliste local avec ses partenaires étrangers n’est pas perçue comme un obstacle au néo-développementisme régional.
En réalité, la concrétisation de ce projet n’est pas totalement impossible, mais elle est hautement improbable. Le capitalisme contemporain crée actuellement quelques surprises (Chine), cependant l’ascension conjointe et réussie d’un bloc périphérique latino-américain n’est guère réalisable. Les spéculations sur cette possibilité peuvent être infinies, mais on voit clairement les victimes et les bénéficiaires d’un tel processus. Tout développement capitaliste se fera aux dépens des majorités populaires parce que les banquiers et les industriels exigeraient des profits supérieurs à la moyenne internationale pour s’embarquer dans une telle initiative. Comme les exploités et les opprimés supporteraient tout le poids des pertes, nous, socialistes, nous nous battons pour un modèle anticapitaliste.
Quelle qu’en soit la variante, le Mercosur néodéveloppementiste serait un projet incompatible avec des réformes sociales significatives et avec des améliorations durables du niveau de vie de la population. Il serait fondé sur une concurrence pour le profit qui impliquerait l’écrasement des travailleurs. Ces agressions pourraient être tempérées pendant un certain temps, mais réapparaîtraient plus brutalement à l’étape suivante. Aucune régulation étatique ne permettrait de contrer indéfiniment les pressions offensives du capital.
Cette certitude devrait amener tous les socialistes à se préoccuper moins de la faisabilité de l’un ou de l’autre modèle bourgeois, mais de prêter plus d’attention aux possibilités d’un cours anticapitaliste. À différer indéfiniment cet objectif, les théoriciens favorables au Mercosur néodéveloppementiste ne proposent pas le moindre soupçon de socialisme. Ils prédisent la construction d’un patronat régional, sans rien suggérer quant au début d’un projet émancipateur au XXIe siècle.
La stratégie prodéveloppementiste est conçue selon des critères gradualistes, étapes préétablies et des liaisons strictes entre la maturité des forces productives et les transformation sociales. C’est pourquoi elle ouvre beaucoup d’espace pour parler du capitalisme et ne laisse guère de place pour suggérer quoi que ce soit de concret sur le socialisme.
La thèse de l’ennemi principal
Le pronostic d’un modèle néodéveloppementiste se traduit dans le soutien à l’axe politique de centre-gauche que dirigent en Amérique Latine le président brésilien Lula et le président argentin Kirchner. Ses promoteurs estiment que ces gouvernements représentent l’industrialisme contre la spéculation financière et le progressisme contre la droite oligarchique. Ils voient le projet socialiste comme une étape qui suivra la défaite de la réaction et conçoivent cette victoire comme une condition sine qua non du socialisme du XXIe siècle (5).
Mais la division entre néodéveloppementistes et néolibéraux est-elle si frappante ? N’existe-t-il pas d’innombrables liens entre les industriels et les financiers ? Les liens entre ces deux secteurs ont été amplement étudiés et on est surpris qu’ils soient tenus pour négligeables, quand il s’agit de parier sur un affrontement entre les deux groupes. L’amalgame est si fort qu’un leader naturel du peloton néodéveloppementiste comme Lula a montré — jusqu’à ce jour — plus d’affinités avec le capital financier qu’avec les secteurs industriels.
Mais quand bien même on accepterait un scénario de forte opposition entre les deux fractions capitalistes reste une autre question : dans quelle mesure le soutien aux néodéveloppementistes rapprocherait les opprimés de leur but socialiste ? On pourrait argumenter que le modèle industrialiste créera de l’emploi, améliorera les salaires et renforcera la lutte des travailleurs pour leur propre projet. Mais si le capitalisme était capable d’assurer ces résultats, la bataille pour le socialisme n’aurait guère de sens. Sous l’actuel régime, les victoires remportées par les travailleurs ne se diffusent jamais jusqu’à l’ensemble de la société. Elles n’engendrent qu’une concurrence renforcée et des crises violentes qui s’abattent sur les opprimés.
Une autre justification du soutien au néodéveloppementisme pourrait mettre en lumière les effets positifs de ce cours sur le rapport de forces qui oppose les travailleurs aux capitalistes. Mais si les exploités servent de force d’appoint à un projet qui n’est pas le leur ils perdent leur capacité d’agir. Ils ne pourraient jamais améliorer leurs positions en travaillant en faveur du système qui les opprime. En suivant cette voie ils conspirent contre leurs propres intérêts.
L’absence d’un programme propre est le principal obstacle auquel se heurtent les opprimés pour lutter pour le socialisme. La politique prodéveloppementiste aggrave ce manque d’autonomie, en subordonnant les revendications des salariés aux besoins des capitalistes. Au lieu de faire croître la confiance des masses dans leur propre action, une telle orientation renforce l’attentisme vis-à-vis du paternalisme bourgeois.
Certains théoriciens affirment également que le soutien au néodéveloppementisme sera transitoire. Mais quel laps de temps concède-t-on à cette période ? Plusieurs années ou plusieurs décennies ? Un modèle industrialiste ne mûrit pas en peu de temps. Pour atteindre un certain développement il a besoin de passer par une longue étape d’accumulation aux dépens des exploités. Durant cette phase le modèle ne se stabiliserait que si les capitalistes envisageaient un horizon de profits qui les pousserait à investir. Et cette prédisposition à investir — dans le contexte de concurrence internationale — supposerait un degré de discipline dans les rapports sociaux incompatible avec la moindre perspective socialiste.
Le socialisme n’avancera que par le chemin opposé, celui des actions revendicatives et des conquêtes sociales tendant à déborder le cadre capitaliste. Et cette bataille n’aura de succès que si les opprimés assimilent des idées révolutionnaires à partir d’une critique radicale du système actuel. Les éloges de l’option néodéveloppementiste vont à contre-courant de ce mûrissement politique.
Le sens des alliances
Ceux qui envisagent l’avenir économique de la région sous l’angle du choc entre néodéveloppementistes et néolibéraux tendent à considérer que les seules alternatives politiques possibles se bornent au centre-gauche et au centre-droit (6). Mais de ce conflit ne s’ensuit aucune piste pour le socialisme du XXIe siècle. Sur un échiquier dominé par le débat entre Lula, Kirchner ou Tabaré avec leurs adversaires de droite, il n’y a pas moyen d’imaginer quel chemin pourrait emprunter un processus anticapitaliste. L’embarras ne fait que croître si l’on situe Chávez et Morales à l’intérieur de ce même bloc de centre-gauche et que l’on assigne à la gauche un rôle de figuration silencieuse accompagnant cette alliance.
Cette stratégie présuppose que les organisations populaires et les gouvernements de centre-gauche tendent naturellement à converger, comme si les intérêts des classes dominantes et les mouvements sociaux coïncidaient spontanément. Mais cette correspondance exigera en réalité un travail de modération préalable de toutes les revendications de la majorité.
Les fronts destinés à soutenir des modèles capitalistes présentent un autre problème : ils tendent invariablement à virer à droite. Leurs promoteurs ne cessent découvrir l’apparition de nouveaux ennemis oligarchiques, dont la défaite requiert chaque fois plus de concessions à l’establishment. Ce glissement contraint aussi à revêtir de vertus progressistes de nombreux secteurs qui antérieurement étaient identifiés à la réaction. Les propositions de rapprochement de nouveaux alliés avec le Mercosur pour renforcer la bataille contre la ZLÉA constituent un exemple typique d’une telle politique. Parfois le « sous-impérialisme espagnol » lui-même est considéré comme candidat à la participation à cette coalition (7). A suivre ce chemin on voit disparaître la pertinence de toutes les questions concernant le pillage que la Repsol pratique, et se réduire à rien en un instant les dénonciations accumulées depuis des années.
La stratégie d’alliances de plus en plus larges contre l’oligarchie conduit au maintien du statu quo. C’est la voie qui a poussé Lula, Tabaré et Bachelet vers le social-libéralisme et c’est le cours que tend actuellement à suivre Daniel Ortega. Le nouveau président du Nicaragua n’a plus rien de commun avec sa vieille origine révolutionnaire. Il donne son aval aux privatisations, défend la mise sous tutelle du FMI et accepte le maintien en vigueur du traité de libre-échange avec les États-Unis (CAFTA) (8).
Sur de tels piliers on ne peut ériger aucun Bloc de Pouvoir Régional susceptible de contribuer au socialisme. Non seulement le social-libéralisme et le centre-gauche empêchent une avancée en ce sens, mais ils font aussi obstacle aux tendances anti-impérialistes et aux réformes sociales que promeuvent les gouvernements nationalistes radicaux. Un des objectifs majeurs des conservateurs du Mercosur est justement la dilution de l’ALBA.
Le néodéveloppementisme est le programme de la Petrobrás pour préserver l’exploitation du gaz sur l’Altiplano. C’est encore la plateforme de l’accord commercial avec Israël que Kirchner a promu pendant que Chávez dénonçait les assassinats de Palestiniens. Un modèle capitaliste régional exige de tempérer tous les conflits avec l’impérialisme pour créer un climat favorable aux affaires dans la région. C’est pour cela que c’est au Venezuela et en Bolivie que nous trouvons les grandes alternatives du moment.
Le Venezuela à la croisée des chemins
Depuis la défaite infligée il y a quatre ans à la tentative de coup d’État, le Venezuela est devenu un terrain propice au développement d’un processus socialiste. La droite a subi plusieurs revers électoraux et s’en est trouvée fragilisée. Elle a tenté de nouveaux coups (soulèvements sécessionnistes, provocations armées, campagnes internationales), mais il lui manque un plan viable pour faire tomber Chávez.
Ce triomphe populaire a eu des répercussions à l’échelle internationale par la succession d’affronts qu’a dû subir Bush sur le front diplomatique (ONU, non-alignés), pétrolier (OPEP), géopolitique (Iran, Moyen-Orient, achat d’armements russes) et économique (accords avec la Chine). Les États-Unis ont besoin de l’approvisionnement en pétrole vénézuélien et ne peuvent s’embarquer dans une nouvelle aventure guerrière, alors qu’ils sont confrontés à un désastre en Irak. La figure de Chávez a pris de l’importance et c’est pourquoi de nombreux analystes évaluent l’échiquier électoral régional en fonction des alliés que gagne ou que perd le président vénézuélien.
Le dilemme socialisme contre néodéveloppementisme se développe dans ce pays par le biais d’un conflit entre tendances à la radicalisation et au gel du processus bolivarien. C’est le conflit qu’ont affronté d’autres processus nationalistes et qui a connu un débouché positif dans la révolution cubaine et des dénouements régressifs en de nombreux autres cas. Ce choc au Venezuela oppose les partisans d’un approfondissement des réformes sociales aux défenseurs de l’ordre capitaliste. La population perçoit cette confrontation comme un conflit entre le leadership progressiste de Chávez et les pressions des groupes les plus conservateurs de la bureaucratie étatique. Approfondir le processus bolivarien impliquerait de poursuivre les améliorations sociales (réduction de la pauvreté, augmentation de la consommation populaire, dépenses pour les missions) en même temps qu’une stratégie d’utilisation productive de la rente pétrolière. Une telle politique devrait tendre à étendre l’industrialisation, à créer de l’emploi productif et à multiplier les coopératives. Par cette voie on parviendrait à éradiquer l’atrophie dont pâtit une économie très dépendante des importations et rongée par les prélèvements captés par les classes dominantes. La perspective socialiste exigerait d’annuler ces subventions, de transformer les relations de propriété (particulièrement à la campagne) et de généraliser des formes de cogestion ouvrière déjà mises à l’épreuve dans des compagnies d’État (Alcasa) et desentreprises réquisitionnées (Invepal).
Le programme néodéveloppementiste pointe vers la direction opposée. Il lance des ponts vers les groupes capitalistes qui s’approchent du gouvernement pour développer des affaires lucratives (groupes Mendoza et Polar) et il promeut un nouveau patronat, qui émerge déjà au sein de certains groupes du chavisme. Si ce cours se consolide, on assistera à l’approfondissement des déséquilibres qu’a créés l’administration d’une conjoncture florissante, sans stratégies de transformation radicale (augmentation des importations, redémarrage de l’inflation, absence d’investissements privés, consommation sans corrélat productif) (9).
C’est dans cette perspective que s’inscrivent des projets aussi contestables que le gazoduc, des contrats pétroliers controversés (entreprises mixtes, ouverture au capital étranger) et le gaspillage des ressources publiques en remboursements de la dette extérieure qui favorisent les grandes banques.
Au Venezuela se heurtent les projets néodéveloppementistes de la bourgeoisie et une perspective socialiste qui doit s’appuyer sur la mobilisation. Cette présence populaire s’est renforcée ces dernières années avec l’apparition d’une nouvelle base militante parmi les organisations de jeunesse, de femmes, de paysans et les coopératives. L’intense processus d’affiliation à une nouvelle centrale syndicale (l’UNT) où la gauche pèse fortement est un aspect central de ce progrès (10). Plus grande sera l’autonomie et la solidité d’organisation des mouvements populaires, plus important sera le poids des sujets qui peuvent avoir un rôle de premier plan dans l’avancée vers le socialisme.
Les choix à faire en Bolivie
Dans une configuration différente, on retrouve en Bolivie la même croisée des chemins qu’on observe au Venezuela. Ici aussi le socialisme du XXIe siècle a fait irruption comme objectif dans les débats du mouvement populaire (11). Plusieurs insurrections (2000, 2003 et 2005) ont renversé sur l’Altiplano les gouvernements néolibéraux avec des exigences très radicales aux plans politique (assemblée constituante), économique (nationalisation des hydrocarbures) et social (améliorations immédiates pour tous les opprimés).
Le triomphe de Morales représente une sévère défaite pour la droite, qui cherche à contrer ses revers en fomentant diverses conspirations (sabotages de l’Assemblée Constituante, grèves patronales en Oriente, menaces de sécession à Santa Cruz, campagnes de l’Église). Les élites font également pression au sein du gouvernement pour neutraliser les projets de réformes. Au conseil des ministres cohabitent des patrons conservateurs, intellectuels de la classe moyenne et des dirigeants des mouvements sociaux. Le gouvernement du MAS ne peut compter sur une structure politique prête à la bataille avec la présence populaire dans la rue et les complots de droite, dans un pays caractérisé par des conflits très accélérés et violents. A ce jour Morales met en œuvre des politiques contradictoires et émet des messages tantôt de modération, tantôt de radicalisation (12).
L’antinomie entre néodéveloppementisme et socialisme est conditionnée par l’équilibre des forces entre la droite et les masses. Certains partisans du centre-gauche se méfient du caractère persistant des exigences sociales, sans voir que l’avenir du projet populaire dépend de la capacité qu’ont les enseignants, les mineurs et les « pobladores » de faire valoir leurs revendications. Les opprimés qui ont attendu cinq siècles pour vivre dignement ne veulent pas attendre une minute de plus et leur détermination alimente la lutte pour le socialisme.
La lutte sociale en cours dépend aussi du profil que prend la nationalisation des hydrocarbures. Si l’état s’approprie 70 % de la rente pétrolière, le fisc accumulera des ressources suffisantes (67 milliards de dollars dans les prochaines décennies) pour éradiquer la misère (67 % de la population ne peut subvenir à ses besoins fondamentaux). Avec la seule application des lois qui augmentent les impôts et les droits, l’État recevra immédiatement le triple des recettes de ces dernières années. La nationalisation a servi à reconquérir la rente pétrolière qu’empochent les compagnies multinationales, mais le prix payé a été la confirmation de la présence de ces entreprises dans le pays (13).
À ce jour on n’a vu que le premier round d’une vaste bataille qui définira le montant des ressources. Mais ce qui aura bien plus d’importance, ce sera à quoi ces fonds seront alloués. Dans un contexte économique favorable — diamétralement opposé au climat d’endettement et d’hyperinflation qui a gangrené le gouvernement de Siles Suazo dans les années 1980 — le nouvel excédent peut servir pour expérimenter un modèle néodéveloppementiste ou pour financer l’amélioration de la vie de la population.
La voie capitaliste exigerait de canaliser la rente en faveur des grandes propriétés où l’on cultive le soja, de la privatisation des gisements de minerais et de l’orthodoxie monétariste. Une orientation socialiste soutiendrait la réforme agraire, les augmentations de salaires, la renationalisation des mines et un processus d’industrialisation sans subventions au capital. Comme dans le reste de la région, ces deux options sont antagoniques.
L’impact sur Cuba
La stabilisation des modèles capitalistes en Amérique Latine ou bien un tournant vers la gauche auraient une incidence directe sur l’avenir de Cuba. A ce jour la révolution a démenti tous les pronostics fatalistes qui auguraient sa ruine. Confrontée à un effondrement économique inédit et une pression impérialiste suffocante, la population a soutenu le régime. Ce précédent devrait inciter à la modération les analystes qui ne cessent de spéculer sur la forme que prendra la restauration quand mourra Fidel. La double identité nationale et socialiste qui soutient la révolution (orgueil anti-impérialiste et défense de l’égalitarisme) est une énigme incompréhensible pour ceux qui accordent leurs louanges (ou se résignent) à la régression capitaliste (14).
L’appel vénézuelien à construire le socialisme du XXIe siècle offre une alternative à ce retour en arrière, dans un cadre très différent de celui des années 1990. Au cours de cette période Cuba a affronté d’innombrables conspirations (plans de la CIA pour assassiner Fidel) dans un climat d’isolement régional et de harcèlement néolibéral. Aujourd’hui, au contraire, Bush se trouve isolé, la droite a perdu plusieurs gouvernements et la diplomatie cubaine a retrouvé de l’influence. L’autorité de Fidel et la mémoire du Che sont présents dans les mouvements sociaux de la région et la solidarité bolivarienne a permis d’atténuer nombre de difficultés de l’île.
La croissance s’est stabilisée et les pénuries énergétiques ont été réduites grâce à ce qu’ont rapporté le tourisme, les nouvelles exportations et les accords avec la Chine. Il y a aussi la possibilité de commencer à utiliser de manière productive les avantages de qualification de la population cubaine.
Mais le pays affronte un moment crucial parce que — ainsi que l’a reconnu Fidel dans un important discours de novembre 2005 — la révolution peut s’autodétruire. Face à cette menace il y a des orientations susceptibles de faciliter la rénovation du socialisme et des voies qui conduiraient au retour au capitalisme. Le contexte latino-américain peut contribuer à l’un ou l’autre dénouement.
Si en Amérique Latine s’affirment les modèles néodéveloppementistes la pression capitaliste persistera même en cas d’atténuation du blocus. L’argent ne cherchera plus à pénétrer dans l’île par des moyens militaires, mais à travers des grandes affaires. La révolution a dû coexister ces dernières années avec les inégalités sociales créées par l’argent envoyé par les exilés et par l’implantation d’une enclave dollarisée. Les néo-développementistes du Mercosur chercheront à élargir cette brèche et pousseront tous ceux qui y aspirent à former la nouvelle bourgeoisie de l’île. La résistance sociale, la croissance de la gauche et l’éveil du socialisme en Amérique Latine opéreront en sens inverse.
Cuba ne peut ni ne doit pas s’isoler. Le bunker nord-coréen est la pire des options et c’est pourquoi il est nécessaire de recourir à des mesures marchandes et à des associations avec des investisseurs qui seraient rejetées en d’autres circonstances. Mais il convient d’expliciter ce qu’est le chemin possible de la restauration. Ce danger ne réside pas vraiment dans les petits marchés, le commerce informel et le travail indépendant, mais bien plutôt dans les relations internationales des élites intéressées par la direction d’un modèle social-démocrate (en concertation avec l’Europe) ou d’un plan autoritaire (proche du précédent chinois). Le néodéveloppementisme sud-américain est un partenaire potentiel pour chacune de ces options.
Une étape d’accumulation patronale régionale aurait aussi une influence sur deux problèmes récemment mis à plat par de nombreux dirigeants de la révolution : la soif de consommer et la corruption. Plus le voisinage capitaliste sera solide, plus sa pression poussera à la dissolution des principes de solidarité collectiviste qui sont promus à Cuba. Au lieu de faciliter l’adoption d’un modèle de consommation résultant d’un consensus collectif — en fonction du niveau des ressources ou des pénuries — ce qui serait stimulé, ce serait un individualisme dévastateur (15).
La corruption est un problème plus grave, souvenons-nous du précédent de l’URSS et de l’Europe Orientale. Là les groupes restaurationnistes se sont nourris du gaspillage, du vol et de la déprédation des ressources de l’État. La négligence à l’égard de la propriété publique est le reflet du fait qu’une partie de la population considère ces ressources comme ne lui appartenant pas et cette attitude ne peut être dépassée avec seulement des cours de morale, à plus forte raison si elle coexiste avec des signes d’apathie parmi la jeunesse. Le seul antidote effectif est la participation populaire, dans un système politique toujours plus démocratique.
Concilier la défense de la révolution avec des débats plus ouverts, des regroupements politiques plus différenciés, des libertés syndicales et des moyens de communication modernisés, voilà la tâche urgente si l’on veut rénover le socialisme à Cuba. Le néodéveloppementisme latino-américain est un ennemi manifeste d’une telle évolution.
Deux traditions
Tous les partisans du socialisme du XXIe siècle soulignent à juste titre que la libération latino-américaine ne sera pas une copie de schémas expérimentés sous d’autres latitudes. Ils mettent en relief que la bataille pour une société égalitaire converge dans la région avec des traditions anti-impérialistes propres. Une lignée historique de nationalisme radical — qui s’est exprimée avec Marti, Zapata ou Sandino — partage les fondements du projet émancipateur avec plusieurs courants du marxisme.
Cet héritage commun donne forme à un corps de traditions très éloigné, sur le terrain patriotique, du nationalisme conservateur et, sur le terrain socialiste, à mille lieues du libre-échangisme social-démocrate (inauguré par Juan B. Justo). Le nationalisme anti-impérialiste s’oppose au chauvinisme militariste et la gauche radicale est l’antithèse du social-libéralisme de la Troisième Voie.
Cette union de deux piliers du socialisme se manifeste en Amérique Latine par une série de symboles (résistance aux Yankees), de figures (le Che) et de réalités (la révolution cubaine), qui exercent une grande influence sur les nouvelles générations. C’est pour cela que le projet émancipateur a pu être représenté comme une synthèse de diverses trajectoires régionales (16). Cet amalgame inclut aussi la réhabilitation de la culture andine et la revendication de traditions indigénistes qui furent réduites au silence durant des siècles d’oppression ethnique et culturelle.
Le socialisme du XXIe siècle est une formule universelle aux fondations régionales. Il offre un mélange qui reprend l’enrichissement et la diversification du programme communiste. Un idéal apparu à la moitié du XIXe siècle en Europe Occidentale a pris une autre signification lors de sa tentative de concrétisation en Russie, en Asie ou en Europe Orientale. Cette assimilation régionale a aussi déterminé les singularités intellectuelles qu’a présentées le marxisme en Orient et en Occident (17).
Reconnaître cette variété est important pour dépasser la vision simpliste de nombreux critiques de la gauche latino-américaine, qui voient ce secteur comme un conglomérat rongé par le conflit entre des tendances autochtones positives et des influences européisantes négatives. Une telle caractérisation omet que tous les courants sont tributaires de mélanges de local et d’étranger.
Les sources extrarégionales ne sont pas le patrimoine exclusif des théoriciens de la gauche les plus influencés par des conceptions d’origine étrangère. C’est aussi le cas des penseurs qui ont développé une théorie du socialisme national (ou régional) — comme Jorge Abelardo Ramos —, inspirés par des thèses conçues en Europe et appliquées en Asie et aux États-Unis. Ils ont postulé que la nation (ou la région) constitue une entité primordiale de la vie sociale, au pouvoir d’attraction plus fort que les classes et les antagonismes sociaux.
Le seul aspect latino-américain d’une telle vision est le champ géographique revendiqué. Elle aborde tous les problèmes avec les mêmes présupposés que soutiennent les théoriciens nationalistes d’autres coins de la planète. Son universalisme ne diffère de celui que postulent les internationalistes que par le type de synthèse qu’elle propose entre fondations nationales et étrangères de la lutte populaire.
Cette divergence présente d’innombrables nuances et ne constitue par elle-même aucune ligne de partage des eaux significative sur le plan politique. Ce qui détermine, à l’inverse, une séparation tranchée au sein de la gauche latino-américaine est le degré de conséquence dans la lutte pour le socialisme. Plus ou moins d’affinités avec la pensée européenne, c’est un problème secondaire, en comparaison avec le projet de recréer ou de dépasser l’oppression capitaliste.
Ce qui distingue l’héritage de Jorge Abelardo Ramos de l’héritage de théoriciens marxistes tels que Mella ou Mariategui est la défense pour l’un, la critique pour les autres d’une étape capitaliste préalable au socialisme. Cette polémique est le trait principal du débat contemporain. Le premier penseur a cherché des mene