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Saturday, April 20, 2024

Lettre d’un étudiant à Cuba aux intellectuels haïtiens

Nous publions cet texte qui nous est parvenu de la part d’une de nos amis de Paris. Le texte a été écrit par un étudiant haitien vivant à Cuba et est sorti depuis juillet dernier. Cependant, vu de l’importance du contenu, la rédaction de CSMS Magazine juge nécessaire de le publier à nouveau. Nous croyons que ce texte fera beaucoup penser à nos lecteurs.

 A l’heure où la douleur dénonceà qui l’adoucit et la misère à qui l’embellit.    Chers intellectuels,    détenteurs du pouvoir    et du savoir au pays des résignés,Il est minuit moins cinq. Assoiffé d’encre et de lumière, quelque part dans les bas-fonds du Tiers-monde, je tarde à dormir. Je viens d’écrire quelques mots à mes parents vivant à 1 km d’une ville aux mille folies (Jacmel, la folle). Je leur écris pour leur dire que les poussières du rêve abandonnent ma chambre ce soir, que la nuit saigne sous ma porte et que je bâille d’incertitudes et de rêves trop vieux pour être des rêves. Au lieu de crier mes peurs (peur d’être étudiant dans un pays où l’étude se voit comme une perte de temps, peur d’être l’un des futurs responsables des affaires d’un pays qui n’existe plus) je me moque de la ville sans lumières ni promesses, de ses saints et de ses tueurs. De la rage des révoltés et du silence des zombifiés. Tout en écoutant le marteau sans manche qui frappe le contour du rêve haïtien; l’idée ésotérique m’envahit progressivement, d’écrire une lettre aux professeurs, écrivains, artistes, politiciens et autres intellectuels de mon pays. Je crains de ne pas pouvoir atteindre le niveau nécessaire pour que vous acceptiez de me lire. Je tremble mais j’ose. Je vous écris avant que les mots trop lourds du silence me brisent les doigts. Je fais vite avant que je ne sois plus là.     Le vieux lycée où j’ai prononcé pour la première fois le mot Révolution est connu depuis des années comme un jardin de poètes. En effet, j’appartenais à une génération de lycéens enfants-poètes qui se donnaient corps, âme et plume à retrouver les chansons perdues d’une île qui concentre sa colère de clairet. Nous affichions sur tous les murs de la ville natale nos poèmes comme on placarde une plainte, une rage, une tendresse majuscule, un réveil définitif où une cicatrice congénitale exposée aux poussières, à la pluie et au mépris. Mais malheureusement (ou heureusement) j’ai dû abandonner cette activité après un entretien que j’ai eu avec un vieillard appuyé sur son bâton de bois étrange. J’étais en train de « publier » un poème sur la surface externe de la grande porte de l’hôtel de ville, quand l’homme au bâton drôlement taillé m’a lancé d’une voix tremblante:— Tu écris pour être de ces intellectuels, qui comme des enfants égoïstes, pour dissimuler leur insouciance accusent nos paysans aux pieds nus, brûlés et endurcis par la chaleur d’une terre sans fleur ni rosée, nos paysans gouverneurs de nos montagnes; d’être responsables de la déforestation de l’île. Beaucoup d’intellectuels mais pas un seul « nègre postelien » dans ce pays où l’homme enculé par la misère devient automatiquement zombi.— J’essaie tout simplement de répondre à un désir sublime d’écrire où de participer à une tentative de survie, que j’ai rétorqué.— Attention mon garçon! Le désir d’écrire ne s’écrit pas. Tous ceux qui comme toi prophétisent des révolutions et la résurrection de l’arbre de la liberté vont devoir lutter pour la décolonisation urgente de la conscience de l’homme réifié, a-t-il insisté tout en jetant un coup d’oeil fugitif sur mon texte:Me voicime voici mon îleme voici l’enfant porteurde ta douce géhenne.tant de fausses chansonsont brandi l’espace vide des temps de dialoguetandis que vivotent les résignésdans un rêve bicentenaireque nos yeux racontenten pleurant nos matins odeur de figue bananeinfectés de bêtises suffocantesnos sangs, nos sueurs, nos plaintesla terre boit pour nourrirune vie de fleur qui germejusqu’au fond de ses entrailles.Aujourd’hui encore, après environ dix ans de résistance au spasme de l’écrire, chaque fois que j’essaie d’accoucher des mots sur une feuille de papier, je pense à ce vieillard m’ayant conseillé. C’est peut-être pourquoi des questions m’harcèlent sans cesse: Pourquoi l’haïtien devient-il un chimère? Chaque fois que je réfléchis sur ces genres d’interrogations la chorale de ceux qui savent lire et écrire m’empêche de me concentrer alors je sens monter dans ma gorge un cri semblable à celui du premier réveil. Pour ne pas perdre mon équilibre j’intériorise une phrase apprise sur les vieux bancs du lycée: « Le combat contre la misère est aussi un combat contre la haine.» Pourquoi la démocratie dans mon pays se vend comme un poisson qui pourrit par la tête? Quelle différence y a-t-il entre le brûleur de caoutchouc et l’intellectuel misérabiliste qui se délecte à poser les problèmes sans toute fois décider d’agir, entre le kidnappeur des enfants sur le chemin de l’école et le vendeur de patrie? Ne sont-ils pas tous les maître-minuit d’une ville sans vitrine où la mort est liquidée au prix démocratique?     Un professeur de philosophie disait toujours que l’intellectuel sait et appréhende tellement de choses sur les hommes et leur situation qu’il devient une lumière dans sa communauté, mais aujourd’hui, je suis désolé de constater comment la médiocrité fait la loi dans la caste intellectuelle haïtienne. Exemple: les écoles « bidon ». Je peux comprendre qu’un propriétaire d’école n’est pas forcément un intellectuel au sens complet du thème, mais ce qui dépasse mon entendement, c’est que nombreux sont des intellectuels qui sont propriétaires et directeurs d’écoles « borlettes ». Où est donc le sacrifice exemplaire qui fait de l’intellectuel un homme-lumière?      Je suis aussi sidéré de constater qu’il existe chez nous des intellectuels « non-engagés ». Qu’est ce qu’une classe intellectuelle sans engagement dans un pays qui se laisse berner avant d’être vendu. Bénédiction pour nos diseurs de psaumes d’espérance en vue de disperser les dieux-faux-amis du premier monde!      Je doute fort que cette correspondance puisse ébranler le système. Peut-être existe-il au coeur de nos mornes, chez nos paysans travailleurs infatigables une Pierre Ancestrale strictement dirimante au délabrement de la conscience collective afin que nous puissions sortir du cercle vicieux ou l’irrespect, l’irresponsabilité, le mensonge, le libertinage, le laxisme populiste, la corruption et la médiocrité font le jeu démocratique.     Oh frères des tropiques sinueux! Frères des dernières espérances! Dites-moi que le quotidien de l’être haïtien garde encore quelques rêves vieillis ! Dites-moi que la ville n’a pas pleuré ce matin! Que c’est triste notre ville quand le soleil ferme ses yeux! C’est trop triste notre ville quand des enfants oubliés dans les rues deviennent des chimères pour survivre. Je vous parle de ces enfants qui dansent (lalose) dans la rigole de nos mocheries. Dites-moi, mes frères que vous n’avez jamais renoncé à votre nationalité, dites-moi que ce n’est pas vrai, l’Haïtien n’est pas un syndrome, que mon pays n’est pas une cité sans rémission!     Messieurs les politichiens (un politichien est par définition un homme né dans un pays de chiens-manger-chiens mais bien dressé à l’extérieur puis envoyé en mission dans son propre pays) pouvez-vous arrêter vos discours d’oraison funèbre? C’est contre nos lâchetés qu’il faut lutter. Dites-moi pourquoi la masse noire des nuits sans sommeil est le seul témoin de la solitude de l’étudiant haïtien. Je vous parle de cet étudiant que la faim et le désespoir manipulent.     Chers professeurs, n’entendez-vous pas la chorale des résignés? Je sais que l’évangile des générations perdues vous affaiblit sérieusement, mais n’avons-nous pas l’urgence d’enseigner aux petits enfants la différence entre politicien et vendeur de patrie, entre intellectuel et grand parleur opportuniste. C’est ainsi qu’ils deviendront des racines profondes de l’arbre louverturien et je suis convaincu qu’on entendra une voix d’enfant crier au tribunal du futur : Rendez-moi mon pays! Ce sera alors la fin du je-m’en-foutisme collectif et hypercrhonique.     En lisant cette correspondance, vous noterez peut-être un excès d’insolence et une absence trop remarquable de salamalecs, mais je vous demande d’user de modération envers l’étudiant que je suis, mon objectif étant avant tout de vous inviter à nous rencontrer tous dans les laboratoires de la Conscience Collective comme des vrais alchimistes en vue d’enlever de notre quotidien ce goût de mort.PIERRE PAUL Jean Jacques,étudiant en médecine

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