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Thursday, November 21, 2024

Le verre de la fortune : Verre d’espoir

Par Hugues Joseph

Spécial à CSMS Magazine

Réveillé en plein cœur de la nuit par un retentissant cocorico, Exanté se retourna sur la paillasse étendue à même le sol, en évitant de perturber le sommeil de sa compagne qui dormait encore à poings fermés, serrant contre son sein le quatrième garçon du couple, le dernier du moment.  Sans montre, ni appareil de radio, il lui était impossible de savoir l’heure; son horloge était rythmé sur les chants du coq, par les nuits d’insomnie où chaque minute de sommeil devait être gagnée au prix d’âpres luttes avec les moustiques produits quotidiennement par millions dans les marécages avoisinants. A travers les  ouvertures naturelles de la palissade, qui forme les parois de la case, sans renduit ni crépi, il pouvait cependant voir  une nuit encore noire comme de l’encre. Dehors, une pluie fine ajoutait au sinistre de l’heure. Mais qu’importe, il était réveillé et ne pouvait décemment rester au lit quelle que soit l’heure, alors que, dans quelques heures, une femme et quatre enfants auront besoin de manger.  Ce n’est pas à lui, ni aux pauvres sans-terre de son espèce,  que cette contrée offre le luxe de se prélasser au lit. Et puis cette vieille paillasse de jonc n’offre pas le confort qui inviterait à s’y étendre plus que de raison ou de besoin.

            Il se releva, s’assit à un coin de la paillasse, pliant les genoux et une main au menton; la pose de la réflexion, quoi!   Comment sortir à cette heure, par cette obscurité; il devait être tout au plus trois heures du matin. C’est que en s’y aventurant, il n’y a pas que des avantages à tirer, il y a aussi des risques, des dangers.  L’avantage le plus certain, et en même temps le plus hypothétique, serait de se frapper les pieds sur une pierre qui serait la clé d’accès à une jarre.  Quelle fortune ce serait alors! Que de gens, encore hautains jusqu’à hier soir, viendraient offrir terres à acheter, des maisons à acheter, des enfants à baptiser, des filles à marier, en feignant de ne pas voir que la malheureuse Thérèse est là depuis plus de 10 ans, compagne de sa misère et porteuse de ses 4 enfants. Que de chefs viendraient offrir amitié, protection  en échange de petits cadeaux ou le menaceraient de vol et de prison s’il ne partageait pas le butin « fifty-fifty ».  Mais ce n’est là qu’un rêve hypothétique, une chimère, car cela fait des années et des années que les blancs ont raflé toutes les jarres; certains sont venus d’endroits éloignés, on dit, Bordeaux, Nantes, Chicago, avec cartes en main, pour fouiller à des points savamment identifiés et tout rafler; d’autres sont venus armés de toutes sortes de « grigri » pour affronter les zombis qui gardent les jarres et les emporter.  Ah non! Tomber sur une jarre est un rêve avec les yeux grands ouverts, un rêve fou, un rêve de fou.

            Au cœur de la réflexion, Exanté se dit qu’il n’y a pas d’avantage à sortir par cette nuit encore noire, il n’y a que des risques et des dangers.  Danger de rencontrer, sous le monbin-bata du vieux chemin, un dernier soukouyan qui ne veut pas rentrer à jeun et qui espère encore  au dernier moment un repas humain avant de regagner son trou. Danger de tomber, au carrefour de la grand’route, sur une cérémonie de makanda dont les convives ne sont pas encore rassasiés et qui seraient heureux de compléter leur festin avec de la bonne chair humaine sortant à peine du sommeil, viande reposée et juteuse entre toutes.  Danger que le feu prenne, de manière inattendue, dans une de ces cases de paille et que quelqu’un aille dire qu’on l’avait vu passer exactement à cette heure-là dans les parages; les amis qui se compteraient avec la jarre sont exactement les mêmes qui seraient les tortionnaires pour faire venir ses aveux complets et les raisons qui l’ont poussé à incendier la maison de Untel.  Danger que, mystérieusement, Albert découvre le lendemain une demie-douzaine de régimes de banane manquant dans son jardin et qu’un autre « bienfaiteur mal parlant », en mal de publicité, se mette à sermenter sur sa mère, sur sa fille ou sur son grand père déjà enterré, qu’il a vu de ses yeux  Exanté  passer en tapinois au petit jour pour commettre le forfait; et puis « l’État », le « djack », les coups, le déshonneur.   Danger aussi que, voyant mal à cette heure, il n’aille mettre le pied en premier sur une de ces macaqueries, de ces « batteries », que tant de gens se font un plaisir de placer à la lisière du chemin pour atteindre des ennemis supposés et que, par déveine, il se fasse ainsi prendre à la place du véritable destinataire du maléfice. Oui, il y a trop de dangers à s’aventurer dehors à cette heure par cette nuit noire.

Au cours de cette longue  réflexion, le coq a encore deux fois, et une faible lueur a commencé à filtrer à travers la palissade.   Exanté ragaillardi, se leva, enfila son pantalon, décrocha son panier qui contient ses accessoires de pêche et sortit de la maison.  Dehors, une pale clarté annonçait la naissance du jour.  Il allait partir vers la mer.  Depuis que, il y a 5 ans, la Rivière des Barres en crue avait recouvert de roches et de gravier l’unique parcelle de terre qui le nourrissait, lui et sa famille, il s’était reconverti à la pêche.  La mer est un jardin toujours plein de fruits, qui ne demande qu’à savoir cueillir. La mer est la seule terre appartenant à tout le monde, sans aucune limite, sauf près du bourg, à ce qu’on raconte,  là où encore des Blancs sont venus, enclore un vaste terrain collé à la mer qu’ils ont baptisé leur plage privée. C’est que les blancs aussi peuvent faire des rêves fous, car du moment que tu es dans la mer, les limites, les frontières s’estompent, à moins qu’un mauvais vent t’envoie échouer jusque dans les eaux de pays ennemis dits amis.  Alors c’est la prison, les mauvais traitements puis la déportation et les cérémonies d’accueil humiliants au port du Cap ou à l’aéroport de Port-au-Prince. Mais il s’agit là d’histoires que racontent les gens qui ont voyagé, jamais ici il n’est encore arrivé qu’un pêcheur s’éloigne à ce point de la côte, encore que chacun souhaite que la chance l’emmène un jour jusqu’à Nassau sans se faire attraper en mer, quelle jarre ce serait alors car,  là-bas, il y a plus de travail que de bras ,toujours à ce qu’on dit, et on touche la paye en shillings, non pas en piastres, pas nos vieux piastres blanchis du toucher de trop de mains meurtries, nos vieux piastres mille fois rapiécés, raccolés, recousus, mais de vrais shillings anglais.

Non, la mer est le bien, la propriété de tous, et surtout de tous ceux qui savent l’amadouer pour en tirer leur nourriture.  Pas besoin de demander la permission, pas besoin de payer patente au Chef de section, pas besoin de demander fermage ou de-moitié à M’sieu Louverture ou au docteur Flaubert.  En plus, à ceux qui se réveillent tôt, la mer réserve parfois d’agréables surprises.  Il suffit d’arriver sur le sable le premier, le bon jour, et tu récoltes en un matin plus que ce que tu gagnes en un mois à ramer le long de la côte jusqu’à dix heures par jour.  Car, certains jours, la mer dépose sur le sable pour le premier arrivé, premier à se servir, des fortunes…, dans un marsouin qui est venu se reposer sur le rivage pendant la nuit  et que le sommeil a emporté pendant le repli de la marée, dans une tortue sortie à terre pour pondre dans le sable et qui n’a pas regagné à temps les grandes eaux.  Certains pêcheurs racontent trouver parfois sur le sable des chaînes en or ou des montres, probablement perdues lors des inondations, que la mer se charge de redistribuer aux pauvres pêcheurs qui y croient.   Mais ce matin, en laissant dans sa maison sa compagne et les 4 rejetons, pour prendre la direction de la mer, Exanté a un rêve précis en tête : que la mer lui donne sa jarre avec un caret ou un marsouin, ou même une « vache ».  Il a beau savoir, de coutume et d’expérience, que ces choses en fait n’arrivent que lorsque n’y pense pas, au moment où on s’y attend le moins.  Après tout, cela ne devrait pas nuire de prendre une longueur d’avance sur le destin ou de chauffer sa chance.  Alors il s’aide en espérant que la mer l’aidera.  Un marsouin! et ce sera la fête; la partie qui ressemble à la viande de porc sera vendu par ses propres soins à Man Doudou pour son commerce de griot, la partie  qui ressemble à la viande de bœuf sera vendue par Thérèse aux commères et aux passantes; le reste sera pour le repas de la marmaille et le surplus mis en salaison pour agrémenter les sauces de pois pendant au moins un mois.  En y pensant, il lui arrive de calmer son ardeur en se rappelant cette histoire mille fois racontée dans les veillées funèbres par  Etienne le père-savane. Chaque fois que la foule paraissait fatiguée d’entendre les oraisons et les cantiques, Père Etienne faisait une pause- amusement en débitant cette histoire de la commère qui partait au marché pour vendre sa cruche de lait en rêvant avec l’argent de la vente acheter poule, puis cochon, puis vache, puis terre, puis maison, puis boutique, puis château et qui, à force de rêver, a oublié de lever le pied en passant sur la souche de l’arbre véritable qui traverse le vieux chemin; elle tomba entraînant avec elle sa cruche qui se brisa, lait perdu, plus de poule, de cochon, de..,  de… Il y a encore plein de jaloux pour dire que cette histoire n’est pas vraiment inventée par Père Etienne, mais par un Monsieur bien coquin qui a vécu il y a très longtemps dans un pays lointain, qui s’appelait Lafontaine et qui passait sa vie à rire de la misère des hommes.   Père Etienne ou Lafontaine, l’origine de cette histoire lui importait peu ce matin, d’abord il n’est pas une commère, ensuite, il n’est pas le personnage d’une histoire, il est un homme bien réel avec sa misère et sa quête de soulagement, enfin, il ne  rêve encore ni de vache, ni de boutique, encore moins de château, rien que d’un peu de viande venant de la mer, avec goût de bœuf et de cochon. Son marsouin serait bien là à l’attendre gentiment sur le sable. 

            Exanté arriva sur le rivage, ce rêve plein la tête. Le soleil n’était pas encore levé, mais il faisait déjà beaucoup moins sombre.  D’ordinaire, il va directement tirer son « pri-pri », sorte de canot plat fabriqué avec des branches d’arbres à structure fibreuse qui permet de flotter sur l’eau, et préparer ses hameçons.  Il se dit que c’est là un rituel de jours de semaine, aujourd’hui c’est son dimanche, le jour de son rendez-vous avec la chance.  Et puis, il ne fallait pas s’attarder, au risque de voir que quelqu’un était passé avant lui et venait fièrement exhiber devant lui le  marsouin qui lui était personnellement destiné par la mer-providence.  Il se dépêcha de longer rapidement le bord de la mer scrutant chaque petite butte de sable, vérifiant sous chaque petit buisson de ces arbustes éternellement assoiffés qui plongent perpétuellement leurs racines dans la mer.  Il est parti de l’embouchure de la rivière, jusqu’au petit marécage qui s’étend au pied de la falaise. Il fit un premier parcours, plein d’espoir, des quatre  kilomètres de plage, avec des bouffées de chaleur chaque fois qu’il aperçut une apparence de mouvement inhabituel dans le sable, puis des moments de relâchement après avoir découvert qu’il n’y avait rien en-dessous. On dit que le marsouin est tellement intelligent qu’il peut s’enterrer sous le sable une journée entière en attendant la marée haute pour se remettre dans l’eau la nuit tombée. Il fallait payer d’attention, c’était juste sa petite quote-part, aider la mer à l’aider.  Arrivé au bord du marécage, il fit demi-tour et recommença la fouille systématique de la plage en espérant à chaque pas buter sur le marsouin futé qui se cacherait sous le sable.  Au troisième tour, le soleil pointait déjà derrière Tête de l’Ile, mais, une première chance, aucun autre pêcheur ou promeneur matinal n’était encore sur la plage.  Soudain, quelque chose attira son attention, comme un éclair, un rayon de soleil frappait quelque part un objet qui brille.  La première chose qu’il se dit c’est qu’il s’agissait des yeux du marsouin, effectivement caché sous le sable, mais se permettant d’observer les mouvements aux alentours, sans se faire remarquer, attendant le moment propice pour retourner à la mer, fatigué d’avoir trop attendu son destinataire.  Du coup, son cœur battit à se rompre.  Il ne saura jamais à quelle vitesse il a pu courir pour franchir, l’espace d’un instant, la distance de plus de cinq cent mètres qui le séparait de l’objet ou des yeux identifiés.  Pourtant, arrivé devant l’objet, il freina brusquement comme pour accorder une dernière seconde à sa misère avant de toucher à la fortune, une sortie de millième de seconde de transition entre les privations et l’opulence, une sorte d’entre-deux entre la faim et la bombance.  Puis, l’impatience reprenant rapidement le dessus, il plongea fébrilement ses mains dans le sable pour un premier toucher, un premier contact, une introduction.  Ces mains ne rencontrèrent rien de mou, ou d’humide.  Dans un temps infinitésimal, son esprit oscille entre la commère de Père Etienne et l’affaire à conclure avec Man Doudou, et pris d’un vertige soudain, il tomba sans connaissance sur le sable, la face contre terre.

            Il dut rester dans cette position une bonne demie-heure, jusqu’à ce que le premier pêcheur arrivé sur la plage le découvre, le prenant d’abord pour mort et le réanimant en répandant sur sa tête un plein gallon d’eau salée.  La première chose à laquelle pensa Exanté à son retour à la vie fut son marsouin, comme dans un prolongement de son rêve qui s’est poursuivi durant son évanouissement.  Puis son attention fut attirée par un objet bien réel qu’il tenait solidement des deux mains, comme pour le protéger d’un éventuel usurpateur.  Et, là, comme s’il revenait de loin, il revit les derniers instants avant son évanouissement.  Il y avait bien quelque chose dans le sable, mais pas de marsouin, les yeux du marsouin étant en fait une partie d’un verre qui émergeait à la surface du sable.  Lorsque ses mains ont accroché le verre, il a comme senti fondre le marsouin et ses projets de réjouissance.  Revenant plus complètement à lui, sans pouvoir penser à remercier le pêcheur bon samaritain, ses yeux sont restés accrochés à ce verre.  Sa première idée fut de le briser sur les récifs, mais ce verre avait quelque chose de particulier, de surprenant.  C’était un verre ordinaire, mais recouvert de traces diverses qui n’avaient rien à voir avec les fleurs ou les motifs qu’on peut voir sur les verres vendus au marché. C’était comme si quelqu’un avait savamment dessiné sur ce verre, inscrivant des chiffres, des lettres, traversées par des lignes droites ou courbes.  Mais ne sachant pas lire, Exanté ne pouvait déchiffrer le message.  Serait-ce ainsi que, à la place d’un marsouin, la mer lui aurait remis l’emplacement précis d’une jarre? Pouvait-il se confier à quelqu’un sans se voir induit en erreur et spolié de son bien. Les anciens disent d’ailleurs que si on te fait voir une jarre dans ton sommeil et que tu en parles à quelqu’un avant de la prendre, la jarre disparaît jusqu’à ce que les esprits qui la surveillent trouvent un bénéficiaire moins bavard.

            Le verre bien serré dans ses deux mains, Exanté entreprit alors un long voyage du rêve à la réalité. Etait-il vraiment réveillé depuis hier soir? N’était-il pas encore couché sur sa paillasse appuyé au dos de Thérèse? D’où lui viennent subitement toutes ces histoires de loup-garou, de marsouin, et ce verre venu de nulle part, avec ces dessins à faire frissonner, il semble même qu’il a pensé politique en parlant de pays ennemis, d’accueils humiliants pour déportés non repris de justicce, de blancs accapareurs, de chefs coquins et opportunistes.

            Prenant son courage à demain, il sourit au pêcheur qui continuait de le regarder sans comprendre, le remercia pour son secours et lui tendit le verre en lui demandant, sans d’autre explication,  s’il pouvait lire les dessins.  L’autre pêcheur, de plus en plus perplexe, s’imaginant même que Compère Exanté était frappé de folie, entreprit de déchiffrer les écritures.  N’ayant pris que quelques mois de leçons particulières sous la tonnelle de Père Etienne, il fit des efforts surhumains pour lire chaque lettre inscrite sur le verre, essayer de  construire des mots, sans trop comprendre pourquoi il fallait chercher à savoir ce qui était écrit sur un verre trouvé dans le sable. A la fin, prenant tout son courage, il lut pour Exanté, après force hésitations et bégaiement : PI…ER…RE ….(PU)…PO…POUR…(NA…SU…SA…)…NASSAU… (OUA…GE…) AGOUE… TONI…. TEC…. POR…..  Il prit une profonde inspiration, des grosses gouttes de sueur perlant sur son front, pour finalement débiter :  PIERRE POUR NASSAU,  PROTECTION AGOUÉ.  Puis il ajouta que les lignes et les courbes ressemblent aux dessins qu’on voit souvent environner les gamelles destinées aux loas déposés la nuit au grand carrefour, sur les tombes au cimetière de certaines personnes réputés « canzo » de leur vivant et aussi sur certains habits portés par Acélus le houngan, lors des cérémonies du 2 novembre ou de la Fête des Rois et qu’il fallait demander à Père Etienne plus d’explications sur ces dessins.

            Ce  jargon laissa de marbre Exanté qui lui reprit le verre des mains, l’enveloppa d’un morceau de tissu, le déposa dans son panier de pêche et entreprit de rentrer chez lui, le pas lourd, le dos voûté, comme si la matinée l’avait vieilli de cinquante ans.  Il allait retourner à la maison, sans lait, sans vache, sans viande de porc, sans marsouin, sans même un petit poisson pour le repas de la journée, déjà préoccupé de l’accueil de Thérèse lorsqu’il va arriver sans rien apporter à manger, avec seulement, dans son panier, un verre mystérieux et, sur ses lèvres, une histoire de fou.

Ce que Exanté, tout comme l’autre pêcheur, ne saura peut-être jamais, c’est que ce verre a été « monté » à La Tortue, cela fait trois ans, pour expédier vers Nassau,  sous la  protection de Maitre Agoué, un fils persécuté dans une liaison morganatique.  Mais c’est là une toute autre histoire…

Note : Hugues Joseph est poète et écrivain. Il vit a Port-au-Prince.

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