Spécial pour CSMS Magazine
”il y a des hommes qui luttent un jour et ils sont bons. D’autres luttent un an et ils sont meilleurs. Il y a ceux qui luttent pendant de nombreuses années et ils sont très bons. Mais il y a ceux qui luttent toute leur vie et ceux-là sont les indispensables.”
Berthold Brecht
La première fois que j’ai rencontré Gérard Campfort, c’était, il y a très longtemps. Ça devait être au début des années 70. Il était alors un jeune professeur de Philosophie au Collège Canado-Haïtien. Il enseignait également la littérature. Je me rappelle, je revenais de librairie avec mon kavalye polka d’alors, Dany Laferrière qui lui était un élève de Campfort au Canado. Moi, je n’étais pas son élève; j’étais seulement un curieux adolescent qui faisait ses premières armes avec la poésie et autres choses de l’esprit et qui développait un amour pour les livres.
Apres avoir donc fait le tour des librairies, Dany et moi nous étions passés le voir à la rue des casernes où il habitait. Bien entendu, tout haïtien d’un certain âge connait bien l’expression et la pratique de « passer voir », d’aller faire un tour – jamais annoncé – chez un ami. Histoire d’aller « donner des audiences. »
Je me rappelle que Gérard nous reçut sous la galerie, Dany et moi, comme de vieux amis, non pas comme ses élèves. Il nous conversait comme ses pairs, ce qui nous gonflait la tête, bien sur. Il commentait les dernières nouvelles ; il nous parla de philosophie et des notes qu’il jugeait injustes reçues par ses élèves aux examens officiels du bac. Et il nous parla surtout de poésie et de poètes qu’il aimait et qu’il fréquentait. Gérard parlait toujours de poésie car, voyez-vous, la poésie c’était sa passion.
Ce n’est pas un hasard qui me dirigea mes pas chez Campfort avec Dany. C’est que Gérard Campfort, le plus jeune enseignant de philosophie d’Haïti d’alors, était connu également et surtout comme l’un des plus brillants et des plus sympathiques professeurs de l’époque. Les jeunes qui s’essayaient aux choses intellectuelles, en premier lieu les bacheliers, voulaient tous lui ressembler. C’est que, voyez-vous, «Campfort te chaje ak bèt sou li,» et c’est ce qui attirait vers lui tout un pan de la jeunesse de Port-au-Prince de la fin des années 60 et du début des années 70. Moi, Je suis fier de dire que j’appartenais à ce groupe de jeunes qui émulaient Gérard Campfort.
Je ne l’ai pas revu après cette visite. Quand par la suite je m’enquérais de lui auprès de Dany, j’appris qu’il était parti à l’étranger pour étudier. J’ai toujours gardé un souvenir vivace de cet après-midi d’été passé en compagnie Gérard Campfort, l’un des plus brillants esprits que la sève d’Haïti n’ait jamais produit.
La prochaine fois que je le revis, c’était à Paris en été 1979. C’était à la Cité Universitaire en compagnie d’amis communs. Il était alors en pleine répétition avec le groupe musical Shango, formé de jeunes artistes bénévoles et progressistes dont le but premier c’était de mettre leur art au service d’un nouvel humanisme pour la terre natale. Ils préparaient la participation haïtienne au festival de l’Humanité, le journal du PC Français qui se tenait chaque fin d’été à Paris. Gérard était l’animateur principal de ce groupe en dépit de sa personnalité effacée et faussement détachée. Il faut dire que ce trait témoigne avant tout de son humilité car il était une référence obligée pour les haïtiens, jeunes étudiants pour la plupart, vivant à Paris. Il l’était également pour bon nombre d’étudiants antillais et africains. C’est que certains hommes s’élèvent au-dessus des autres, malgré eux. Gérard était l’un de ces hommes la.
Nous nous retrouvâmes plus tard à Miami, ca fait un peu plus de 30 ans. Il venait y vivre avec sa mère et sa sœur qui lui vouaient une tendre adoration que lui il leur retournait en leur prodiguant son amour infini et inconditionnel.
Sitôt installé, il se joignit à Rony Mondestin et à moi et d’autres jeunes pour former la Société Haïtienne de Cinéma qui fut l’un des premiers groupes culturels de cette communauté. Le but de ce groupe c’était d’animer une vie culturelle dans cette communauté tout jeune et qui luttait âprement pour s’établir en Floride dépit de tous les obstacles, préjugés et discrimination auxquels elle faisait bute. Les jeunes de La Société Haïtienne de Cinéma avec Gérard à sa tête, rêvaient de participer à la conquête d’une place au soleil pour nos compatriotes. Nous tenions à démontrer que nous haïtiens nous avions une histoire et une culture qui nous donnaient le droit de lever la tête et porter notre regard au soleil, au nom de Dessalines et des autres ancêtres. Dans cette démarche pour la culture, Gérard était la catalyse, la personne ressource qui s’occupait de renforcer nos actions par ses solides apports intellectuels.
L’une de ses interventions les plus remarquables, il la fit à la clôture d’une conférence que La Société Haïtienne de Cinéma avait organisée en hommage au 60e anniversaire de naissance de notre immortel Jacques Stephen Alexis.
A la même époque Gérard Campfort collaborait avec nous et d’autres jeunes à la Twoup Teyat Dayiti dont notre non moins immortel et vénéré Félix Morisseau-Leroy fut un co-fondateur. Son rôle à la Twoup Teyat Dayiti, c’était de nous enseigner les éléments d’une bonne diction pendant que Ricot Mazarin nous apprenait les rudiments de technique de scène. J’ajouterai que plus tard, Jan Mapou et notre cher Mèt Zen vinrent assurer la relève.
La collaboration de Gérard avec moi tient du fait d’une affinité politique et idéologique qui nous souda. Nous rêvions tous deux d’une Haïti nouvelle refondée sur la base d’un nouveau contrat social qui donnerait aux masses populaires la part légitime qui leur revient. Gérard avait des options idéologiques claires, mais ce qui le distingua de beaucoup c’est qu’il refusa toujours de s’enfermer dans aucun carcan dogmatique. Et c’est ce refus qui lui permit de s’ouvrir aux choses et aux gens les plus diverses. Et c’est cette ouverture d’esprit qui lui fit toujours voir le bon et le beau chez son congénère, l’Homme.
L’un des traits les plus remarquables de Gérard c’était sa vaste culture, cette immense capacité qu’il possédait de nous entretenir de tant de choses avec profondeur et simplicité à la fois. Il conversait de philosophie avec la même facilité qu’il parlait de football ; il nous causait de littérature avec la même sensibilité qu’il nous entretenait de la musique. Il commentait sur la peinture impressionniste ou cubiste avec le même brio qu’il dissertait sur notre peinture naïve. Il pouvait discourir sur Sibelius ou Stravinsky avec la même aisance qu’il nous présenterait Dodof Legros ou Antalcidas Murat ou Guy Durosier ou Martha Jean-Claude. Et tout cela avec cette élégance marquante et cette discrétion qui nous charmait et nous épatait tant. Ce qui caractérise l’intellect de Gérard, c’est donc son charme, « le charme discret de la connaissance », pour parodier le titre du film de Luis Buñuel, le célèbre réalisateur espagnol.
Cependant, il n’est pas suffisant de dire que Gérard Campfort fut un grand intellectuel. A vrai dire je pense qu’on ne lui fait l’honneur qu’il mérite quand on parle seulement de son grand savoir encyclopédique. Il fut beaucoup plus qu’un grand intello. Avant tout il fut un intellectuel organique, comme l’entendait Antonio Gramsci.
En effet Antonio Gramsci, ce grand intellectuel italien qui a vécu au début du siècle passé, nous expliquait que les classes dirigeantes ont toujours à leur disposition une armée d’hommes et de femmes dont le métier c’était d’organiser, d’administrer, d’expliquer et de justifier la raison de l’ordre établi. Ce groupe de personnes, ce sont les intellectuels. Des intellectuels qui se distinguent des autres en raison de cette fonction particulière qui consiste à maintenir et reproduire la société telle qu’elle est.
Gramsci ajoutait que de même les classes dirigeantes ont leurs intellectuels organiques, de même les classes défavorisées doivent avoir leurs intellectuels organiques dont le rôle c’est de renverser les idées acquises et d’exprimer de nouvelles qui mènent ces classes défavorisées vers la conquête et la gestion d’un nouvel ordre qui sera l’ordre du nouvel humanisme, l’ordre des peuples.
Gérard Campfort fut de ces intellectuels organiques du peuple haïtien. Car il ne faut surtout pas oublier que ce charmant homme avait fait un choix ; il avait fait le choix de mettre ses connaissances au service du progrès de son peuple. Ses différents écrits et sa pratique sociale en témoignent éloquemment.
If fit une énorme contribution à la formation de beaucoup d’entre nous. Par exemple, il donnait bénévolement, à Miami, dans cette communauté, pendant les premiers temps, dans les années 80, des cours de philosophie et de littérature dont moi, j’ai largement profité. Il encourageait les plus jeunes en guidant, corrigeant et préfaçant leur production littéraire et artistique. Il croyait que c’était son devoir d’éduquer les jeunes et il le faisait avec plaisir et enthousiasme.
Il participait aux grands débats littéraires et politiques dans les journaux et à la radio sans grandiloquence, toujours avec la simplicité qui le caractérisait. Même dans ses moments les plus chaleureux et passionnants, le gentilhomme en lui savait toujours garder le ton juste et éviter les propos blessants, soucieux qu’il fût toujours de débattre les idées sans jamais s’attaquer à l’homme. C’est ce qui lui valut d’ailleurs le respect et l’admiration de tous.
Et puis, son rôle à la radio ! Avec Mèt Zen and Claude Charles il formait un formidable trio d’éducateurs qui apportaient le savoir et le savoir-faire à notre jeune communauté en utilisant la radio, le medium le plus efficace pour communiquer avec notre population. Ces trois messieurs ont joué un rôle fondamental dans la formation et l’éducation de tous dans cette communauté. Ensemble ils ont amené la connaissance au niveau du peuple sans toutefois réduire la connaissance au niveau de la platitude.
La mort de Gérard constitue une grande perte pour beaucoup. D’abord pour sa famille, en premier lieu sa sœur Vita, qui a toujours été le témoin de ses bons et mauvais moments et pour qui il éprouvait la plus émouvante tendresse même quand il ne l’exprimait pas toujours. Vita, je partage ta douleur. Je sais qu’il te manquera ces moments que tu as passés à son chevet ; mais laisse-le reposer en paix avec le sentiment du devoir accompli. A toi et à toute la famille, je fais mes profondes condoléances.
Condoléances aussi à vous ses compagnons du spirituel et à ses frères de combat qui êtes venus de partout lui rendre un dernier hommage. C’est que vous voulez vous assurer que la chorale continue à chanter même si la voix du hougenikon ne peut plus se faire entendre.
Condoléances enfin à tout le reste. Un mapou est tombé et avec lui s’en va une partie de l’histoire de cette communauté qu’à sa façon il contribua à bâtir. Seulement rappelons-nous ces mots de Birago Diop :
« Ceux qui sont morts ne sont jamais partis
…
Ils sont dans l’arbre qui frémit,
Ils sont dans le bois qui gémit,
Ils sont dans l’eau qui coule,
Ils sont dans la case, ils sont dans la foule
Les morts ne sont pas morts. »
Note : Gérard Métellus vit à Miami. Il a écrit cet article en hommage à la mémoire de Gérard Campfort. Il peut être contacté à [email protected].