Par Ardain Isma
CSMS Magazine
« Nous ne renoncerons pas. Vertières vit encore en nous. »
Le 18 novembre n’est jamais une date ordinaire en Haïti. C’est un rappel, une brûlure, un souffle. Vertières n’est pas seulement une bataille ; c’est l’instant où des hommes et des femmes enchaînés décidèrent de devenir un peuple. Sous la pluie, dans la boue, face aux canons de Rochambeau, Dessalines, Gabart, Capois-La-Mort et tant d’autres ont ouvert une brèche dans le destin. Ce jour-là, en 1803, Haïti a montré au monde qu’aucune chaîne n’est éternelle.
Aujourd’hui pourtant, en ce 18 novembre contemporain, le peuple haïtien traverse peut-être les heures les plus sombres de son histoire récente. Les rues sont secouées par l’incertitude. Des familles sont déracinées. L’école, la nourriture, la sécurité — tout ce qui devrait être simple — devient une lutte quotidienne. Certains disent que le pays est à genoux. D’autres qu’il est abandonné.
Et pourtant… Quelque chose demeure. Quelque chose résiste. Une flamme qui refuse de s’éteindre.
Partout — à Port-au-Prince, au Cap, aux Cayes, à Jacmel, à Ouanaminthe — mais aussi à New York, Boston, Chicago, Montréal et Paris — des Haïtiens m’écrivent. Ils parlent de douleur, oui, mais aussi de fierté, d’attachement, d’une obstination presque sacrée à croire que l’avenir n’est pas perdu. Ce qu’ils ressentent, c’est Vertières.
À la jeunesse haïtienne — celle qui marche malgré la peur, celle qui étudie sans lumière, celle qui rêve en silence — Vertières n’a jamais semblé aussi proche. Dans l’absence criante d’un leadership moral, beaucoup me disent : « Dessalines nous manque. »
Ce n’est pas la nostalgie d’un conquérant. C’est le désir profond d’un courage infaillible, d’une parole juste, d’une vision qui ne tremble pas.
Les jeunes entendent encore le cri de Capois-La-Mort — « An avan ! » — lorsqu’il fit face aux balles sans reculer. Ils imaginent Dessalines, debout, refusant l’humiliation. Ils se souviennent que Gabart menaçait de mourir debout plutôt que de fléchir. Ils se disent : « Si yo te fè l’, nou ka fè l’ tou. »
Aujourd’hui, Vertières ne doit pas être un rituel commémoratif — il doit être une boussole. Car l’histoire d’Haïti nous enseigne une vérité simple : le désespoir n’a jamais eu le dernier mot sur cette terre.
Les tyrans passent. Les envahisseurs s’en vont. Les crises se succèdent. Mais le peuple — ce peuple qui a vaincu Napoléon — demeure.
Et il demeure parce que, même dans l’abîme, il n’a jamais cessé de croire que la liberté avait un prix… et une valeur.
Alors oui, Haïti vit une nuit longue, lourde, parfois écrasante. Mais dans cette nuit, il y a encore des lueurs : les jeunes qui refusent la fatalité, les mères qui protègent malgré tout, les professeurs qui enseignent sans salaire, les écrivains, artistes, pasteurs, prêtres, historiens, qui rappellent que la dignité n’est pas à vendre, les milliers de voix de la diaspora qui refusent le silence.
C’est cela, la mémoire vivante de Vertières. Non pas un souvenir figé, mais une force qui circule, une respiration, un appel à ne pas renoncer. Une flamme transmise de génération en génération.
Vertières dit aux Haïtiens d’aujourd’hui : « Nou pap kraze. Nou pap lage. » Nous ne nous effondrerons pas. Nous ne renoncerons pas.
Parce qu’un peuple qui a créé l’impossible peut le recréer encore.
Et dans le cœur de cette jeunesse qui regarde l’horizon malgré la nuit, Haïti — silencieuse mais debout — respire encore.
Note : Ardain Isma est professeur d’université, romancier, essayiste et chercheur. Il est rédacteur en chef du CSMS Magazine et dirige Village Care Publishing, une maison d’édition indépendante dédiée à la littérature multiculturelle et axée sur la justice sociale. Parmi ses œuvres figurent Midnight at Noon, Bittersweet Memories of Last Spring, Last Spring Was Bittersweet et The Cry of a Lone Bird — son plus récent roman, qui explore la résilience, l’amour et la quête permanente de la dignité humaine.

