Par Léon-François HoffmannLa première fois que Roumain utilise l’expression «gouverneurs de la rosée», titre du roman posthume qui lui assurera une audience internationale, fut dans un conte pour son fils Daniel, jamais publié, qui nous est parvenu sous forme manuscrite. Dans l’Histoire de Petitami et des Grands Loups, écrite le 18 février 1936 alors qu’il purgeait sa peine au Pénitencier National, un des personnages paysans de Roumain chante:C’est moi Grandami, le papa de PetitamiJe suis le maître de la terreLe général des plantesLe gouverneur de la roséeL’année suivante, dans la revue parisienne Regards du 18 novembre 1937, Roumain dénonce, sous le titre La tragédie haïtienne le massacre de milliers de paysans haïtiens établis du côté dominicain de la frontière, ordonné par le dictateur Raphaël Trujillo afin «d’améliorer la race» dans son pays. L’expression «gouverneurs de la rosée» s’y trouve imprimée pour la première fois sous la plume de Roumain, pour célébrer les victimes:ces paysans noirs, travailleurs acharnés, dont il suffirait de citer le titre magnifique qu’ils se décernent à eux-mêmes: gouverneurs de la rosée, pour définir leur dénuement et l’orgueil qu’ils éprouvent de leur destin.Or il semble qu’en créole, seul moyen d’expression des paysans haïtiens, le titre «gouverneurs de la rosée» n’existe pas, et qu’ils ne sauraient donc se le décerner. Roumain aurait en fait traduit et adapté mèt lawouze (littéralement «maître de l’arrosage», en créole haïtien) qui désigne la personne à qui une communauté paysanne confie la gestion de tout ce qui concerne l’irrigation: distribution de l’eau, répartition, horaires, entretien, etc. Manuel, le héros du roman, prévoit d’ailleurs qu’une fois captée la source, il faudra «nommer un syndic […] pour la distribution de l’eau» (Ch. X). Mèt larouzé s’est imposé tout naturellement au dessinateur haïtien qui signe FanFan comme titre de la bande dessinée en créole qu’il a tirée du roman en 1980.Roumain a dû estimer, avec raison, que «gouverneurs de la rosée» était une trouvaille linguistique autant qu’une réussite poétique. Avant d’en faire le titre de son œuvre la plus célèbre, il l’a choisie une fois encore pour intituler un court «récit haïtien» paru, toujours dans Regards, le 25 août 1938. Il y évoque une bande de guérilleros paysans pourchassés, lors de l’occupation du pays, par les marines américains et leurs auxiliaires de la gendarmerie haïtienne. L’expression semble ici ironique ou pour mieux dire mélancolique, comme si à ces pauvres hères «Nègres des bois, gouverneurs de la rosée, dépossédés de leur destin…» ne restait que la rosée à gouverner. Le titre de ce «récit haïtien» qui se déroule aussi en milieu paysan laisse supposer que, dès son exil européen, Roumain méditait (et peut-être même avait commencé à rédiger) le roman qui fera sa célébrité. Roger Gaillard, qui a bien connu Roumain, affirme qu’il l’avait commencé dès son arrivée en Belgique en 1937. Sans doute l’a-t-il remis sur le chantier à New York: il écrit à sa femme le 18 février 1941 qu’il a l’intention de reprendre «Il a probablement continué à y travailler à son retour au pays en 1941, puis au Mexique. Il en lisait des passages à sa femme Nicole, venue le rejoindre à Mexico, qui lui faisait de nombreuses suggestions, que l’écrivain adoptait le plus souvent. Il n’y a en tout cas aucune raison de ne pas lui faire confiance lorsqu’il le date de Mexico, 7 juillet 1944, soit 42 jours avant sa mort.Nous savons que Jacques Roumain passa par La Havane sur le chemin du retour ; il y déjeuna avec son ami le poète Nicolas Guillen, auquel il confia un exemplaire dactylographié du roman, pour qu’il le traduise en espagnol, peut-être en collaboration avec Alejo Carpentier: en effet, dans son article «Sobre Jacques Roumain», publié dans Hoy le 25 mai 1961 et repris dans Prosa de prisa II en 1975, Guillen écrit que Roumain lui avait laissé «una copia mecanografiada de la novela» ; il précise dans Páginas vueltas (1982): «Yo tuve (y la rescaté) una copia mecanografiada de Los gobernadores del rocío». Ce tapuscrit semble néanmoins avoir disparu, ce qui est d’autant plus regrettable qu’aucune version manuscrite ou dactylographiée, et aucun jeu d’épreuves ne nous sont parvenus.La femme et le frère Michel de Jacques Roumain assurèrent la parution du texte posthume. Roumain débarqua à Port-au-Prince le 6 août et mourut le 18. Il est évident qu’il n’eut pas la possibilité de corriger des épreuves, ni à plus forte raison de donner le bon à tirer. A-t-il au moins pu porter des corrections sur le manuscrit? Nicole et Michel revirent-ils le texte, pour y ajouter les notes explicatives, par exemple? Impossible de le savoir, et force est de considérer comme texte définitif celui de l’édition port-au-princienne, achevée d’imprimer le 8 décembre 1944.Les ouvrages publiés en Haïti n’avaient à l’époque pratiquement aucune diffusion à l’étranger. Comme le signale Mercer Cook: «One year after its publication, the most beautiful Haitian novel ever written, Jacques Roumain’s Gouverneurs de la rosée, has failed to sell one thousand copies». C’est avec la première édition française, celle de 1946 aux Éditeurs Français Réunis, que Gouverneurs de la rosée va pouvoir toucher un public international. André Breton l’avait lu lors de son passage à Port-au-Prince en décembre 1945, et avait fait l’éloge de «ce chef-d’œuvre» devant le Club Savoy. Mais c’est très probablement par l’entremise de Louis Aragon (avec qui Breton était brouillé à mort) que le roman fut publié en France: la veuve de Roumain lui avait envoyé un exemplaire autographe de Gouverneurs de la rosée (conservé à la Bibliothèque de France – Tolbiac) et Aragon répondit à Nicole par un télégramme publié par la revue haïtienne Clartés du 7 mai 1946, ainsi conçu:Merci livres. Ému souvenir Jacques. Demande droits édition chez moi Bibliothèque française 33 rue Saint André des Arts. Tirage 10.000Les deux hommes s’étaient donc rencontrés à Paris; appartenant à la même mouvance politique, ils avaient en outre sympathisé, puisque Aragon appelle Roumain par son prénom. Au printemps 1946 les Éditeurs Français Réunis étaient encore les Éditeurs Réunis, et Aragon y dirigeait la collection «Bibliothèque française».Note: Ce texte a été publié pour la première fois sur le site the “île en île.” Visitez littérature @ «île en île»