Albert Béville est sans doute l’un des plus grands oubliés de l’histoire de notre pays. Il n’est pas de l’épopée de Delgrès et Ignace et pourtant son image et surtout son action semblent définitivement tombés dans les limbes de notre mémoire képrétèt. Béville est l’homme des trois lieus et des trois langages: sa vie épouse le sens inverse du commerce triangulaire (Guadeloupe, France, Afrique) et son rythme intellectuel est au diapason de la poésie, du roman et du politique.
Jean-Paul Sartre rencontrant une guadeloupéenne dans les rues de Paris lui disait son admiration pour ce brillant intellectuel qu’était Albert Béville, c’est dire si l’homme ne laissait pas indifférent ceux qui l’approchaient. Homme de grande tenue morale et d’une stature qui sut toujours allier la pensée et l’action, Albert Béville naît à Basse-Terre le 21 décembre 1915, son père Raoul Béville est l’un des premiers avocats nègres de la Guadeloupe et sa mère – chose exceptionnelle pour l’époque – est une blanche-pays. De son père qui dit-on avait un jour giflé le gouverneur, il héritera cette posture de grand nègre et très certainement son intérêt pour le continent des ancêtres.
Après de brillantes études au lycée Carnot (il obtient en 1936 le Prix du gouverneur), c’est la France, le Lycée Montaigne à Bordeaux et Louis-le-Grand à Paris et enfin l’École Nationale de la France d’Outre-Mer (ENFOM), le seul moyen selon lui de découvrir l’Afrique.L’Afrique c’est d’abord l’ébullition dans le Paris des années 1930-40 de la communauté afro-antillaise: une redécouverte du continent noir – un retour au Pays natal – et de sa culture. Ainsi, il sera au sortir de la guerre, l’un des membres fondateurs de la célèbre revue Présence Africaine. L’Afrique c’est ensuite les diverses fonctions qu’il va occuper au Dahomey, en Côte d’Ivoire, au Soudan, au Mali, et au Sénégal.
Contrairement à Césaire qui se réfère à une Afrique Mythique, Béville comme son ami Guy Tirolien va vivre l’Afrique Réelle: l’Afrique de la colonisation, de la décolonisation ou plutôt selon son regard de la néo-colonisation. La lucidité de Béville fait de lui un cas à part dans le rapport qu’a entretenu cette génération d’intellectuels antillais avec la terre des origines: Césaire est dans le mythe; Tirolien sublime la réalité par la mélodie, «je change en mélodie les tumultes du monde» avoue-t-il dans un de ses poèmes; Béville lui, dit clairement:je n’aime pas cette Afrique là […] l’Afrique des yes men et des béni-oui-oui, l’Afrique des hommes couchés attendant comme une grâce le réveil de la botte […] l’Afrique des négresses servant l’alcool d’oubli sur le plateau de leurs lèvres, l’Afrique des boys suceurs, des maîtresses de douze ans, des seins au balancement rythmé de papayes trop mûres et des ventres ronds comme une calebasse en saison sèche.
Mais cette critique qui est fondamentalement une critique du colonialisme ne sombre pas dans le pessimisme, car sa prière se termine par ces mots «Allons la nuit déjà achève sa cadence, j’entends chanter la sève au cœur du flamboyant». Contrairement à nombre d’administrateurs antillais qui ont pris leur rôle très au sérieux allant jusqu’à devenir des valets zélés de la puissance colonisatrice, Béville dans sa pratique et sa réflexion se voudra toujours frère de ses frères de race et de souffrance, toujours aussi lucide il avoue dans son poème «Nuits sur le bords de la Mékrou»:Ô peuples fraternels, moi qui vous apporte l’Europe mais qui ne suis pas l’Europe, je vous apporte aussi les querelles des blancs […], l’impatience d’aujourd’hui et l’inquiétude de demain, je vous enlève à vos siècles, à vos fétiches, à vos ancêtres, à vos cases, Vos maîtres m’ont envoyé vous dire que vous n’avez rien à dire mais moi qui suis l’esclave de vos maîtres je cherche cheminant à travers les savanes une vérité plus vraie qui serait cachée au coin des cases.
Enfin, l’Afrique c’est surtout une revendication tutélaire qu’il affichera en prenant pour pseudonyme: Paul Niger, en hommage au grand fleuve artériel du continent noir, mais aussi en revendication sanguine de «Nègre à la grandeur du monde, niger-nigrorum, pour qui toute honte des nègres est [sa] honte, [sa] joie toute joie nègre».Initiation…Dernier né d’une famille de huit enfants, son initiation à la vie se fait dans la douleur de l’absence, le père et la mère s’en vont alors qu’il n’a que quatre ans : ils seraient morts de chagrin, ayant perdus leurs deux premiers fils: l’un dans les tranchées de la première guerre, l’autre en 1936 mort très certainement des suites de ses blessures au combat.
D’une guerre l’autre, la seconde, l’aspirant d’infanterie Albert Béville sera de la campagne de France (septembre 1939-février 1941), il recevra pour ces faits d’arme la croix de guerre. La guerre: le souvenir des frères, l’horreur, la lâcheté des autres, ceux-là même qui sont un peu plus citoyens français que vous, tout cela fermenté dans le creuset d’une sensibilité poétique ne peut qu’accélérer le mûrissement de la conscience. Le directeur de l’ENFOM constatera en septembre 1942: «cet élève courageux nous est revenu vieilli par la guerre»; Paul Niger, le double, dira:Car les hommes, de quelque temps, me disent des choses tristes. Ils disent, les hommes, que les héros même sont de toc et ceux qui sont de marbre dur nul ne les connaît. Et il y a longtemps qu’ils le disent… Mais il y a peu que je le sais… C’était une nuit lunaire comme celle-ci, le fleuve en face, et par delà l’ennemi. Avez-vous quelquefois passé une nuit de lune mouillée, sous l’eau, en trou de sable avec les ongles creusé?… L’attaque, et bientôt la fuite… des autres qui furent cités comme héros. Un seul s’accrocha, un seul rampa non en tournant le dos à, mais vers, l’ennemi. Si vous allez un jour à Châteauneuf-sur-Loire, à la dextre du pont, semez à terre quelques fleurs. C’est là qu’il a trouvé la mort…Et l’autre absence, et l’autre douleur, celle de la mémoire recomposée, de l’histoire décomposée: l’Afrique! Sans qui le rite initiatique serait caduc. À peine Paris libéré, il part pour la Terre-Mère et aussi celle du père, en qualité d’administrateur de la France d’Outre-mer (1944): «Je suis venu ici de ma faiblesse armé, seul. J’ai tant cherché que me voilà sans désir et sans flamme […]. Voilà que je ressasse aujourd’hui mes bourgeons» concède-t-il. Comment ne pas voir l’autre l’Afrique, celle qu’il n’aime pas, «l’Afrique des boubous flottant comme des drapeaux de capitulation [….] l’Afrique recroquevillée en souffrances non feintes».
L’Initiation est accomplie, débarrassé des oripeaux et délivré «du poids des parchemins qui n’ont jamais dit que mensonges», il recouvre la parole rebelle qui dénonce et le colonialisme et ses avatars religieux; il n’est pas dupe au moment de «l’apurement des comptes», et les maîtres et le dieu des maîtres sont convoqués: «Je leur en foutrai, moi, la paix nazaréenne jusqu’à ce qu’ils en crèvent et leur en mettrai, moi, des croix dans le derrière, des blanches, des rouges, des bleues et des trois couleurs ensemble pour n’en pas oublier des en pierre des en bois des romaines, des gammées, des lorraines […]. Ô dieu, qui fut mon Dieu. Tu baisses tes paupières, tu te drapes de brumes toi complice? et voleur d’âmes? Tu me laisses aujourd’hui t’insulter sans vengeance; C’est donc vrai, sinon tue-moi!».
Il sait maintenant le colonialisme un et invisible: le combat anti- doit se mener sur tous les fronts, culturel, politique, économique; il s’agit de repêcher l’homme au plus profond du déni de l’homme parce qu’ «il est encor des bancs dans l’Église des hommes, il est des pages blanches aux livres des Prophètes» et point besoin de « sourdine dans [ses] cris depuis les notes cuivrées de la trompette d’Armstrong qui sera, [il] le sait, au jour du Jugement, l’interprète des douleurs des hommes».
Sur le front guadeloupéen… Il y a l’autre terre, celle où gît le cordon ombilical: la Guadeloupe, c’est le lieu où la légitimité du combat politique est la plus évidente, parodiant Léon-Gontran Damas, il aurait pu s’écrier: «Ce pays de Guadeloupe à mon cœur accroché». Le statut départemental de 1946 est pour lui une mystification qu’il ne cessera de dénoncer, chose entreprise dès 1946-47 surtout qu’il dispose d’un point de vue imprenable pour analyser qui la loi qui ses décrets d’application, en effet, il est délégué du ministre de la France d’Outre-mer au comité de coordination des D.O.M. puis chef-adjoint du Bureau Études des Affaires politiques du même ministère (août 1947-novembre 1951).
La guerre d’Algérie, la révolution cubaine, les faits de répression aux Antilles Guyane (ni liberté, ni égalité politiques) notamment les évènements de décembre 1959 à Fort-de-France agissent comme catalyseur de la conscience nationale et exigent de la lutte et de la revendication qu’elles s’affirment; ainsi un meeting tenu à Paris, à la Mutualité le 14 janvier 1960 prévoit la création d’un Comité d’Études permanent pour la réforme du statut des Départements d’Outre-Mer, il va sans dire que Béville en est l’un des principaux animateurs. Un manifeste est publié en avril 1960, qui préconise «la mise en place dans chaque pays d’une assemblée législative et d’un exécutif responsable devant elle» et recommande «la consultation des populations intéressées pour le groupement de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Martinique en une Fédération Caraïbe de langue française, dotée d’une assemblée et d’un exécutif fédéraux»; ce manifeste signé entre autres par Béville, Césaire, Damas, Glissant, Gilbert Gratiant, Marcel Manville, Ephraim Marie-Joseph, Léonard Sainville, Jean Barfleur appellera à la tenue en France d’un congrès. Ce sera le congrès des 22 et 23 avril 1961, qui se déroulera à l’hôtel Moderne, place de la République à Paris. Béville y jouera un rôle prépondérant, il fera le rapport politique de ce congrès à l’issue duquel naîtra le Front Antillo-Guyanais pour l’autonomie, lequel sera dissout par décret du 22 juillet 1961.
Il est à l’époque administrateur en chef des affaires d’outre-mer mis à la disposition depuis octobre 1960 de la jeune république du Sénégal où il remplit les fonctions de directeur de l’office de commercialisation agricole, ce qui lui vaut d’être rétrogradé au bas de l’échelle pour «avoir mené une action personnelle contraire à la politique du gouvernement français» autrement dit pour son engagement en faveur de l’autonomie (la France dans son immense générosité le fera retrouvé son grade… quatre mois après sa mort, et nous dit-on à titre exceptionnel!). Acculé au combat politique, puisque la carrière administrative est compromise, il prépare son retour vers la Guadeloupe ayant en poche un doctorat de droit qu’il a passé en 1950 et un certificat d’aptitude à la profession d’avocat: son intention est claire, s’installer en tant qu’avocat au pays et impulser la lutte autonomiste de cette terre même.
Mais avant, encore penser, encore parler, et ce sera son fameux texte «L’assimilation, forme suprême du colonialisme» publié en avril 1962 dans la revue Esprit:Les entreprises humaines sont habiles à se couvrir de mots aussi imagés que faux. L’étiquette «départements d’outre-mer» laisse entrevoir je ne sais quelle palpitation physique de morceaux de chair métropolitaine prospérant sous d’autres cieux avec une perpétuelle nostalgie du ventre originel; elle recouvre une réalité, une entreprise très concrète, très comptable, très commerciale qui, au cours des siècles, ne s’est pas embarrassée d’inutiles scrupules, même si, par moments, elle s’est revêtue d’oripeaux engageants et de masques trompeurs.L’assimilation, ce fut un de ces merveilleux trucs politiques créés pour les besoins du maître, passé en mode et accepté comme vérité par ceux-là mêmes qu’il eut charge d’endormir, de ligoter, d’anéantir. […] On leur fit comprendre aussi, à mesure que leurs chaînes individuelles se dénouaient, que leur survie et leur avancement social étaient liés à leur perméabilité aux idées et aux comportements de leurs maîtres.
Tout fut mobilisé pour cela: l’église, l’école, la loi. Ainsi naquit l’aliénation culturelle.Sans le savoir, il vient de signer son testament politique.« Mort au rendez-vous de la Patrie… »Déjouant la surveillance policière, il s’embarque sur le Boeing Château de Chantilly, «puis ce fut la terre comme un poing». Accident ou attentat? Encore aujourd’hui les avis sont partagés, et les zones d’ombre demeurent. Si attentat il y a eu la cible la plus logique aurait été le député guyanais Justin Catayée lui qui venait de dénoncer la répression à l’Assemblée nationale en concluant en ces termes «je prends peut-être ici pour la dernière fois la parole dans cette enceinte» et qui pensait sérieusement que pesaient sur lui des menaces de mort, au point d’adresser au journal Le Progrès social le 10 mars 1961 un courrier dans lequel il donnait des indications précises au cas où il serait tué ou arrêté. Mais une question demeure: pourquoi pas un assassinat ciblé?
Albert Béville est mort dans cette explosion sur les hauteurs de Deshaies près d’un lieu-dit d’Anglemont en 1962 alors que sa dernière apparition publique a été de prononcer une conférence sur Delgrès, mort en 1802 à l’opposé de cette chaîne de montagne qui parcourt nerveusement la Basse-Terre dans cette autre explosion, celle de l’habitation Danglemont; Delgrès qui était pour lui «le plus pur de mes frères, mon maître et mon idole, l’homme entre les hommes et le père de mes pairs»: Une sortie poétique ou mystique, à vous de voir!
Ainsi va Paul Niger entre verticalité et triangularité (Guadeloupe-France-Afrique), autant dire une négritude géométrique mais de cette géométrie qui porte invariablement les marques du soleil au front. Laissons-lui la parole: «Parole. Prête-moi ta puissance pour un ouvrage de force, un monument d’ironie, un enjambement d’avenir. Un poème»; «Ah! Seigneur, donnez-moi la force et le courage de vivre pour qu’ils soient ce que je veux qu’ils soient. Grands».