Par Peter SchwarzLes élections présidentielles françaises sont dominées par une profonde contradiction. De larges couches de la population rejettent l’actuelle évolution de la société et recherchent une alternative progressiste. On a assisté ces dix dernières années à une série de grèves et de protestations de masse qui ont souvent duré des semaines entières et auxquelles ont participé des centaines sinon des millions de personnes. Toutefois, ce sentiment d’opposition populaire ne se reflète pas dans la politique officielle. Tous les partis politiques français, sans exception, vont inexorablement vers la droite.Cette contradiction confère à cette campagne électorale un caractère extrêmement politisé, tendu et imprévisible. Bien que les élections dominent les médias depuis des semaines et continueront de le faire dans les semaines à venir (le premier tour de la présidentielle aura lieu le 22 avril et le second le 6 mai, suivis par les élections législatives à la mi-juin), l’interêt politique reste vif. Les candidats s’expriment devant des salles combles et les nombreux débats télévisés atteignent des scores d’audimat élevés.Cette situation politique délétère se traduit dans les sondages d’opinion par de très fortes fluctuations. De nombreux électeurs ne savent toujours pas pour qui voter. Ils ont tendance à changer d’avis en très peu de temps, du fait en grande partie qu’ils ne se sentent représentés par aucun des candidats.Le grand intérêt politique accordé aux élections se traduit par un record de nouvelles inscriptions sur les listes électorales. En l’espace d’un an, 1,8 million de Français se sont fait inscrire pour la première fois, chiffre le plus élevé depuis un quart de siècle. Les jeunes se sont inscrits en grand nombre notamment dans les villes et les banlieues ouvrières et à forte population immigrée où s’étaient produits des affrontements entre les jeunes et la police il y a de cela 18 mois.Le journal Le Monde qui, pendant un an, a suivi quinze jeunes issus de la banlieue parisienne, a rapporté que leur attitude initiale de méfiance a fait place à un sentiment de crainte. Ils redoutent une victoire du candidat UMP (Union pour un mouvement populaire), Nicolas Sarkozy.« Sarkozy gagne, ça veut dire cinq ans devant nous, sans espoir », dit un jeune lycéen de 20 ans cité par le journal. Et un petit commerçant de 22 ans, dit au journal : « Sarkozy comme ministre de l’Intérieur a donné carte blanche aux policiers, Quand il sera président, il n’y aura plus aucune limite. »De vagues espoirs d’amélioration de leur situation, incitant ces jeunes et bien d’autres couches socialement désavantagées à participer aux élections, seront voués à la déception. Aucun de leurs espoirs ou désirs ne sera comblé par ces candidats à la plus haute position de l’Etat.Ségolène Royal, la candidate du Parti socialiste, a surtout fait preuve au cours de ces dernières semaines d’un opportunisme sans bornes. Poussée par les sondages, elle change ses promesses électorales de semaine en semaine. Alors que Sarkozy avance une politique sécuritaire droitière avec l’agressivité et l’obstination d’un chien de combat, Royal le suit en haletant.Elle a débuté sa campagne sous la bannière d’un programme de « modernisation » à la Tony Blair. Lorsqu’elle s’est aperçue de l’impopularité de ceci, elle y a rajouté quelques revendications sociales. Elle a promis d’augmenter le SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti) et d’accorder une garantie d’emploi à tous les jeunes, sans pour autant fournir d’explications quant au financement de ces mesures. Elle a cherché à se donner un vernis de réformisme social en ralliant les soi-disant « éléphants du PS » à sa campagne. Une semaine plus tard, elle s’en est débarrassée en annonçant qu’elle mènerait sa campagne toute seule.La semaine passée elle s’est livrée à une compétition bizarre avec Sarkozy, sur la question de savoir lequel des deux ferait la démonstration du plus fervent nationalisme. Après que le candidat UMP ait annoncé qu’il créerait un « ministère de l’immigration et de l’identité nationale », Royal s’est efforcée de faire la preuve de sa loyauté envers la nation en disant qu’elle aimerait que les Français mettent le drapeau tricolore à leurs fenêtres et en entonnant l’hymne national à tous ses meetings électoraux. Cette éruption de chauvinisme a fait la une des journaux pendant toute une semaine.Cette semaine, Royal a entrepris de rassurer les patrons des petites et moyennes entreprises de son adhésion à l’économie de marché capitaliste. Dans un entretien au magazine Challenges publié jeudi elle dit qu’« il faut sortir de l’idéologie punitive du profit », en voulant que « les entrepreneurs aient envie de réussir ».« Je souhaite réconcilier la France avec l’esprit d’entreprise, que l’on renoue avec le goût du risque. Il n’est pas honteux de gagner de l’argent ! Je suis même prête à dire aux entrepreneurs : il n’y a pas de honte à dégager des bénéfices, à augmenter ses revenus ».On est curieux de savoir à quelles cabrioles Royal se livrera dans les jours à venir. Dans tous les cas, elle a déjà réussi une chose : à se présenter comme une candidate sans principes qui fait et dit tout ce que lui soufflent les médias et les cercles dirigeants.François Bayrou, le candidat du parti libéral bourgeois, l’Union pour la démocratie française (UDF), a pu tirer profit de la politique droitière de Royal. Dans les sondages, il était par moment à égalité avec la candidate socialiste, mais a depuis rétrogradé.Bayrou se présente comme le candidat de « l’unité » et du « centre », qui rejette les querelles de partis et qui veut réunir les deux grands partis dans un gouvernement commun. S’il était présent au second tour, Bayrou semblerait avoir des chances de remporter la victoire.Le candidat de l’extrême.droite, Jean-Marie Le Pen, âgé de 79 ans, a également réussi à mettre à profit le cours droitier de Royal et Sarkozy. Après l’intervention brutale de la police contre des jeunes mardi dernier à la Gare du Nord, et qui avait trouvé l’entière approbation de Sarkozy, Le Pen montait pour la première fois à 15 pour cent dans les sondages. Il se trouve donc derrière Bayrou en quatrième position. Avec 17 pour cent des voix en 2002, Le Pen avait été en mesure d’affronter le président sortant, Jacques Chirac, au second tour.Le rôle de la « gauche »Les partis de la soi-disant « gauche » jouent un rôle important dans la campagne électorale française. Il est à noter que six des douze candidats admis à se présenter à l’élection présidentielle disent se situer à la gauche du Parti socialiste.Comparé à d’autres pays, le sytème électoral français confère aux candidats des plus petits partis une occasion assez importante de bénéficier d’une écoute. Une fois franchi l’obstacle initial, de réunir 500 signatures de maires ou d’autres élus locaux, les candidats disposent théoriquement du même temps d’antenne que les candidats des grands partis.Les principales chaînes sont également obligées de couvrir leur campagne. De plus, les dépenses électorales leur sont remboursées par l’Etat dans la limite de 800.000 euros. S’ils dépassent 5 pour cent des suffrages, cette somme peut atteindre des millions.La participation aux élections d’un nombre aussi important de partis qui se disent de gauche est le reflet déformé du climat qui règne au sein de la population. A l’extrême-droite, seuls deux candidats, Le Pen du Front national et Philippe de Villiers du Mouvement pour la France (MPF), se présentent contre les partis établis. L’orientation politique précise du candidat, Frédéric Nihous du Parti Chasse, pêche, nature et tradition (CPNT), est difficile à déterminer.Les partis de « gauche » sont cependant tout sauf une alternative aux partis de l’establishment. Ils se chargent de recueillir le sentiment oppositionnel qui règne dans la population pour le diriger vers les canaux de l’un ou l’autre des partis bourgeois. A cet égard, l’élite dirigeante française dispose d’une grande expérience et d’une grande habileté à exploiter de telles tendances. Elle dispose pour ce faire de toute une série d’organisations qui rendent très difficile aux travailleurs et aux jeunes de remettre en question la domination politique de la bourgeoisie.Deux candidates de « gauche », Marie-George Buffet du Parti communiste et Dominique Voynet des Verts, ont des années d’expérience au gouvernement. Elles avaient toutes les deux occupé des postes ministériels dans le gouvernement du Parti socialiste de Lionel Jospin. Buffet, au même titre que Voynet, veut maintenir une alliance avec les socialistes conduits par Royal.Le mot d’ordre de la campagne électorale de Buffet est : « tout sauf Sarkozy », ce qui peut également être interprété comme un soutien à Bayrou.Daniel Cohn-Bendit qui représente les Verts français au Parlement européen, s’est même prononcé pour une alliance gouvernementale Verts/PS avec l’UDF de Bayrou.Le dirigeant paysan et candidat altermondialiste, José Bové, représente un programme tourné vers le passé, teinté de nationalisme et qui vise à sauvegarder la France rurale face aux conséquences de la mondialisation. Gérard Schivardi qui est soutenu par le Parti des travailleurs, défend des points de vue identiques et se présente comme le « candidat des maires ».Les deux candidats restants sont souvent qualifiés d’« extrême-gauche » : Olivier Besancenot de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et Arlette Laguiller de Lutte ouvrière (LO). Ils prétendent être plus radicaux que Buffet, Voynet et Schivardi, mais servent eux aussi de garant politique à la bourgeoisie. Tous deux évincent le thème central auquel la classe ouvrière est confrontée : la nécessité de rompre avec les anciens partis et syndicats réformistes.Sans la construction d’un mouvement politique indépendant de la classe ouvrière qui se dresse contre les appareils embourgeoisés du Parti socialiste et des syndicats, aucun acquis social et politique ne peut être défendu. Démontrer la nécessité de lutter pour une orientation internationale et socialiste est la tâche la plus importante de cette élection.Et pourtant, Laguiller et Besancenot n’ont, l’un comme l’autre, absolument rien à dire à ce sujet. Ils avancent leur programme comme s’il s’agissait de la carte d’un bon restaurant français. L’on y trouve toutes sortes de propositions et revendications sociales sans qu’il soit précisé comment les concrétiser. Au restaurant, c’est le cuisinier qui se charge normalement de cette tâche, mais quel cuisinier est disponible pour mettre en pratiques les propositions de Besancenot et de Laguiller ?Tous deux misent évidemment sur le Parti socialiste qu’ils soutiendront ouvertement ou tacitement au second tour. Il y a cinq ans, la LCR avait même appelé à voter pour le gaulliste, Jacques Chirac, après que le candidat socialiste, Lionel Jospin, ait échoué au premier tour.(Article original allemand paru le 31 mars 2007)