Par Lochard Noël
Spécial pour CSMS Magazine
Dans ce texte, je me propose, dans un premier temps, de dégager le concept d’assimilation culturelle. Et dans un deuxième temps, j’aurai á circonscrire ‘‘l’œuvre’’ dans une perspective de prise de conscience et de dénonciation d’une certaine post-colonisation culturelle qui ne cesse de hanter, à travers le discours du narrateur implicite, toute une génération d’hommes et de femmes qui, malgré une soi-disant indépendance politique, reste encore soudée, voire dépendante de l’ancienne métropole. Du moins linguistiquement et voire culturellement. Malheureusement, bon nombre de nos élites intellectuelles, conscientes ou inconscientes de cette réalité, continuent de reproduire ce même comportement qui, bien souvent fait d’eux, des étrangers dans leur propre pays.
L’approche analytique de l’auteur d’Exodus, dénonce, sans fioritures, cette réalité que bon nombre d’intellectuels ont déjà abordée à travers leurs œuvres. Safran, symbole incontesté ‘‘d’une prise de conscience et du retour à la source’’, après avoir été fourvoyé, dans sa prime enfance, par des instituteurs qui ‘‘ne pouvaient plus voir que le bout de leur nez’’, s’est vu opérer en lui une révolution dont le but est de guider et de transformer le lecteur en but au même drame intérieur qui ‘‘nous’’ empêche d’accepter nos origines et notre passé ancestral et lointain. L’un des intellectuels qui a mis au grand jour cette contradiction, est incontestablement le Dr. Jean-Price-Mars, dans son classique Ainsi parla l’Oncle :
« Par un paradoxe déconcertant, ce peuple qui a eu, sinon la plus belle, du moins la plus attachante, la plus émouvante histoire du monde- celle de la transplantation d’une race humaine sur un sol étranger dans les pires conditions biologiques- ce peuple éprouve une gêne á peine dissimulée, voire quelque honte, à entendre parler de son passé lointain… » (Price-Mars, quatrième de page).
Cette observation faite par le Dr. Jean-Price-Mars, est tout à fait visible dans l’Exodus de Bonenfant. Le personnage Safran, loin d’être considéré comme ‘‘Un petit Français’’ égaré sur la terre d’Haïti, est, objectivement, un ‘‘jeune paysan’’, dont les parents portent en eux toutes les séquelles d’un ‘‘passé lointain’’, comme l’affirme Jean-Price -Mars. Néanmoins les instituteurs qui le forcent á ‘‘ingurgiter’’ des rudiments d’une culture déphasée, sont eux -mêmes des ‘‘innocents’’ qui n’ont pas vraiment la capacité et l’esprit critique qui leur permettraient de faire le tri, pour ‘‘tirer les bons grains de l’ivraie’’. Car, d’entrée de jeu, le narrateur nous présente cette assimilation culturelle que nous avons mentionnée dans l’introduction :
Les instituteurs de ce maigre établissement scolaire parcourent vingt kilomètres quotidiennement pour venir faire mémoriser aux élèves haïtiens les leçons et les tables de multiplication, d’addition, et de soustraction, une vieille méthode didactique imposée par la France coloniale aux Haïtiens en 1820 qui a pour objectif d’inculquer une doctrine malsaine qui les conduira plus tard à l’esclavage mental. (1)
Le narrateur ne va pas par quatre chemins. Il nous peint une réalité dont l’objectif est de faire des élèves haïtiens des robots qui auront à consommer des produits étrangers, à commencer par les produits intellectuels, culturels et éducationnels. En écrivant ce passage, nous avons en tête une vieille pratique utilisée par les élèves qui entonnaient (ridiculisaient) l’hymne national haïtien sur la cour des écoles. « Soulye peyi chire chosèt » (3). On est là en présence d’un refus total de tout ce qui est haïtien, de tout ce qui est nôtre, de tout ce qui est local, pour embrasser tout ce qui est extérieur á nous. Tout ce qui nous est différent. Alors ce colonialisme culturel, ou sa dénonciation, dont il est ici question, est omniprésent et vivant dans Exodus. octogénaire du Village du Paradis (Bonenfant, 2)
Léon François Hoffman dans Littérature d’Haïti, nous décrit cette réalité :’’L’un des facteurs qui détermine et révèle le plus surement le niveau social d’un individu est sa connaissance du français. Un français élégant, parlé couramment avec tout au plus une légère trace d’intonation antillaise est la marque de l’aristocratie. (Hoffman, 32) L’on comprend, à partir de cette révélation d’Hoffman, ce qui a motivé et motive encore, toute une génération, issue de l’école traditionnelle ‘‘à la française’’, non seulement en Haïti, mais aussi dans les pays qui ont été colonisés par la France ou autres métropoles. Le seul facteur qui puisse, du moins c’est ce qu’ils pensent, faciliter leur mobilité sociale, c’est la connaissance de la langue française ‘‘ parlée couramment avec tout au plus, une légère intonation française’’ (Hoffman). Safran, pris dans une contradiction qu’il n’a pas créée et dont il est ‘‘bénéficiaire’’, ressemble à un exilé culturel dans son propre pays. Puisqu’il aura du mal à communiquer avec ses propres parents. Est-il le seul ? Nous en doutons fort. Puisque, quand on considère le parcours qu’ont connu d’anciens pays issus de la décolonisation, l’on est en droit de comprendre le comportement de Safran, sans pour autant l’absoudre.
3- les chaussures confectionnées en Haïti, abiment les chaussettes
Le choix aussi des noms pose, dès le départ, le problème de différence, entre Safran et son père. Il s’appelle Safran et son père se nomme Merilan. En créole, l’on a coutume de dire ‘‘ li won kou oun safran.’’ ‘‘C’est-à-dire beau, comme les fleurs que produit cette plante. Crocus cultivé pour ses fleurs’’ (Larousse illustré, 2000 ; p. 910). Et Merilan, mot créole qui veut dire, objet de peu de valeur, mangue pourrie. Donc dès le départ, l’auteur établît la différence sociale et sans doute intellectuelle entre lui et son fils. Ceci est évident, quand on considère que bon nombre de nos paysans, quoiqu’analphabètes, veulent que leurs enfants aillent à l’école, dans le but d’acquérir une bonne éducation. Ils ne veulent pas qu’ils aient le même destin qu’eux. Cependant, son fils, arrivera-t-il á le dépasser comme il l’aurait souhaité?
Ces éducateurs et pédagogues charlatanesques qui furent étudiants à l’Université du « perroquetisme » français réprimandent sévèrement l’élève haïtien quand il s’exprime en créole en disant : Exprime-toi Safran ! Chose si bizarre ! Ce garçon parle une langue étrangère pour ses commandeurs pédagogues qui ignorent l’universalité linguistique qui s’accentue sur la phonologie, la morphologie, le lexique, la sémantique, et la grammaire. Comme leurs anciens maîtres français, ces endoctrinés (1)
Personne n’ignore cette pratique que nous ont imposée nos maitres et maitresses vis-à-vis de notre propre culture, de notre propre identité. Eduqués et formés dans ce même moule qui fait d’eux des étrangers à leur propre origine, ils reproduisent les mêmes clichés en transmettant les modèles dans lesquels ils ont été formés. Bon nombre d’entre eux, de fait, éprouvent une grande fierté à dire qu’ils viennent d’ailleurs, qu’ils ne sont pas d’ici.
…Nous sommes une race bâtarde qui ne peut pas être blanche et ne peut pas être africaine[…] il existe un grand nombre d’Haïtiens instruits qui attachent leur idéal et leur dévouement aux pays étrangers, notamment à la France qui n’a que faire de cette sympathie déplacée { et non pas } sincèrement et sans arrière-pensée dévoués de cœur et d’âme au sort de notre Race et de notre pays (Hoffman,154). Cette attitude, pour le moins étrange, au lieu de nous aider à nous dépasser et créer une société qui soit vraiment nôtre, dans laquelle il ferait bon vivre, nous transforme en bons ‘‘imitateurs et reproducteurs’’ d’un modèle culturel qui n’a vraiment rien à voir avec notre identité propre.
À l’âge de 12 ans, le garçon fut devenu arrogant et bourré de préjugés ne voulant plus communiquer avec les autres mioches du Village du Paradis en Créole. Quand on lui demande quelques renseignements, il réplique toujours : « moi, sais pas » avec un accent Créole. Safran, qui fut aimé de tous auparavant, pense qu’il est un dieu ou un maître pour les villageois. Il se moque de tous les habitants du Village Du Paradis qui, comme d’habitude, s’expriment dans leur langue maternelle. (6)
Comme l’on devait s’y attendre, Safran est devenu un étranger dans son propre village. La langue française qu’il apprend, au lieu d’être considérée comme un outil de communication, devient une arme de discrimination sociale, qui considère les autres, c’est-à-dire ses congénères qui n’ont pas eu la chance de fréquenter l’école comme lui, comme inférieurs. C’est commun dans l’espace haïtien. Parler français, ‘‘ avec un accent caribéen, comme l’a souligné Hoffman, constitue un élément de promotion sociale.’’ Safran, puisqu’il apprend des rudiments de la langue française, commence déjà à s’imposer en maitre. Quelqu’un qui aurait ‘‘atteint’’ une certaine ‘‘promotion sociale’’ qui le placerait au –dessus des autres. Au –dessus d’un village dont le père, Merilan, fait partie.
‘‘Merilan n’a pas un compte d’épargne en banque, mais il a de grandes fortunes chez-lui auxquelles il confie à son épouse de mentalité africaine qui respecte son mari. Il paie régulièrement la scolarité de Safran et se rend en ville chaque samedi pour visiter son fils.’’ (34). Bien qu’il n’ait pas reçu une éducation formelle, le père de Safran, Merilan, se rend bien compte, que, pour changer sa condition socio-économique, il doit investir en son fils. Pour ce faire, il doit contribuer à son éducation. ‘‘Il paie régulièrement la scolarité de Safran …’’ Et l’on assistera plus loin, à une ‘‘révolution profonde’’ de son fils, quant à une nouvelle manière de comprendre et d’appréhender ses origines africaines.
Bien que Merilan n’ait pas reçu une formation ‘‘régulière’’, il connait son identité et sa provenance culturelles. Il aide énormément son fils en ce domaine. Ceci est le résultat d’une sagesse profonde acquise à l’écoute des ‘‘griots’’ évoluant dans le Village du paradis, qu’il a beaucoup vénérés. Fofièl est l’un d’entre eux. Respecté de tout le village, ses proverbes et réflexions bourrés de vérité et de philosophie, servent de guide à tout le Village du paradis. ‘‘Les petits serpents qui veulent grandir, restent souvent dans leurs trous.’’
Cette leçon de morale a été apprise à Safran, après que ce dernier eut corrigé le vieux Fofièl, qui prononça le mois Août en créole ‘‘Dawou’’. Transi, Merilan, le père de Safran exigea ce dernier à demander pardon au sage Fofièl, qui eut à prononcer ce proverbe que nous venons de citer. Pour ceux qui connaissent les traditions ancestrales haïtiennes, savent que contredire ou corriger un vieillard, ‘‘détenteur’’ du savoir et de l’histoire de tout un village (Village du paradis), est considéré comme un sacrilège. C’est la raison pour laquelle le père de Safran demande à son fils de s’excuser auprès de Fofièl.
Ce proverbe a fait peur à Merilan. Il a tout de suite demandé à son garçon de s’agenouiller au pied de « Fofièl » en vue de confesser son péché. « Fofiel » dit au mioche du Village du Paradis : « Ti koulèv ki vle grandi se nan tou-li li rete, ou vle mete mwen nan dezinyon avèk Konpè Merilan, ou piti se vre, men ou kapab aprann, de zanmi mare chwal yo menm kote. Pale franse pa di ou konnen tout bagay. Lang franse. (6)
Toutes ces leçons de morale, ont ‘‘révolutionné’’ la mentalité et les perceptions de Safran par rapport à lui-même et le village dans lequel il a pris naissance. Sans pour autant faire de lui-même un ‘‘personnage’’ passif qui accepte tout ce qui sort de la bouche des vieillards.
Safran a aussi déclaré aux habitants du village de se méfier de certains mercenaires missionnaires haïtiens et étrangers qui utilisent la Sainte Bible comme Christophe Colomb pour faire leur fortune et faire régner l’impérialisme sanglant et hypocrite dans notre pays et à travers tout le continent africain. Il a même répété les vers de Yah Nesta, un grand artiste engagé d’origine haïtienne (12)
. La première lettre du navigateur espagnol adressée au roi et à la reine d’Espagne, après la ’’découverte ’’ du Nouveau-Monde, est sans équivoque :
Aussi ce qu’on avait pu en dire ressemblait à une fable. Que le roi, la reine, les princes, leurs sujets et tout la chrétienté rendent avec moi des actions de grâce à notre sauveur Jésus-Christ, qui nous a favorisés, en nous mettant à même de remporter une victoire si grande, et d’en accueillir les fruits. Que des processions, que des sacrifices solennels soient faits ; que les églises se décorent de feuillages ; que Jésus-Christ tressaille de joie sur la terre comme dans les cieux, puisque, tant de peuples, auparavant damnés, vont être sauvés. Réjouissons-nous aussi du triomphe de la foi catholique et l’accroissement des biens temporels auxquels l’Espagne et toute la chrétienté vont prendre part. Tel est le récit sommaire que je vous adresse. Adieu ! (Colomb, 8)
Safran, après s’être laissé prendre, dans l’engrenage de l’assimilation culturelle, en ingurgitant des formules toutes faites, présentées par des instituteurs qui ne comprennent pas grand ’chose eux-mêmes, est arrivé à questionner les connaissances acquises. Ceci est tellement vrai, qu’il arrive à motiver d’autres ‘‘compères et commères’’ du Village du paradis, sur les rêves ‘‘intéressés’’ de nos soi-disant ‘‘civilisateurs’’
Dr. J. L de Bonenfant, nous présente un travail dont la valeur mérite d’être appréciée et diffusée dans la communauté académique, littéraire et intellectuelle. Les vérités qu’il révèle que d’autres jusqu’ici n’ont pas pu dévoiler, constituent un champ qui mérite d’être défriché. Notre réalité soit disant connue et analysée par d’autres chercheurs, est vue, dans Exodus, sous un autre aspect. Un autre regard. Celui d’un académicien, un linguiste, dont l’objectif est l’utilisation des sciences humaines au service de la littérature. Je crois qu’il a réussi à accomplir un travail de haut niveau littéraire et historique. Exodus est un texte de référence.
Note : J.L de Bonenfant est détenteur d’ un doctorat en linguistique et professeur d’université. Lochard Noël est écrivain. Il vit en Floride.
Bibliographie
Colomb, Christophe. Lettre sur la découverte du Nouveau-Monde. Wikisource. Website. 7/1/2013
Hoffman, Léon François. Littérature d’Haïti. UP. Université de Princeton. 1995. Imprimé.
Price-Mars, Jean. Ainsi parla l’Oncle. Imprimeur II. Port-au-Prince, Haïti. 1998. Imprimé.