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Friday, March 29, 2024

Démocratie bourgeoise: force motrice du néolibéralisme

Par Bernard Conte

Nous publions cet article si-dessous afin de pouvoir permettre à nos lecteurs de bien comprendre les l’alliance fondamentale qui existe entre la démocratie bourgeoise—force motrice du néolibéralisme—et la démocratie illusoire que l’on ne cesse d’utiliser pour manupiler l’opinion populaire.

A partir de la fin des an­nées 1970, le néo­li­bé­ra­lisme a été im­posé au dé­tri­ment du li­bé­ra­lisme ré­gulé qui fonc­tion­nait sur la base re­dis­tri­bu­tive du com­promis for­diste au Nord et du na­tio­na­lisme – clien­té­liste au Sud (1). Pour les ca­pi­ta­listes, il s’agissait de lutter contre la crise du profit, qu’ils consi­dé­raient prin­ci­pa­le­ment en­gen­drée par l’inflation des de­mandes de re­dis­tri­bu­tion de re­venus adres­sées aux États.

Pour eux, en obé­rant les pro­fits, les re­ven­di­ca­tions so­ciales et po­li­tiques ren­daient les dé­mo­cra­ties pro­gres­si­ve­ment « in­gou­ver­nables». En effet, le jeu de la dé­mo­cratie fai­sait que les règles de par­tage de la va­leur ajoutée, à l’époque plus fa­vo­rables aux sa­la­riés, étaient pro­gres­si­ve­ment ins­crites dans la loi, à tra­vers ce qu’on pour­rait qua­li­fier de « consti­tu­tion­na­lisme so­cial ».

Pour sortir de la crise, il fal­lait re­fermer la pa­ren­thèse des Trente glo­rieuses des sa­la­riés pour ou­vrir celle des Trente glo­rieuses des fi­nan­ciers. Le pas­sage au néo­li­bé­ra­lisme a ac­com­pagné et a jus­tifié l’extension géo­gra­phique ainsi que l’intensification du ca­pi­ta­lisme fi­nan­cia­risé fa­vo­ri­sées par la dé­ré­gu­la­tion. Au ser­vice de la fi­nance in­ter­na­tio­nale, les po­li­tiques néo­li­bé­rales se fo­ca­lisent sur la crois­sance des pro­fits et sur la ré­duc­tion cor­ré­la­tive des coûts sa­la­riaux di­rects et in­di­rects. Cela si­gnifie la ré­duc­tion du pé­ri­mètre de l’État, la casse de l’État-providence ou de l’État na­tio­na­liste — clien­té­liste, la pri­va­ti­sa­tion des rentes pu­bliques…, avec pour consé­quence, la pau­pé­ri­sa­tion du plus grand nombre et l’euthanasie des classes moyennes.

En ré­gime réel­le­ment dé­mo­cra­tique, malgré le bat­tage mé­dia­tique et la du­pli­cité des élites po­li­tiques, un tel pro­gramme ne peut rem­porter, dans la durée, l’adhésion d’une ma­jo­rité d’électeurs. Ainsi, la pre­mière mou­ture des ré­formes néo­li­bé­rales, issue du consensus de Wa­shington, s’est heurtée à un obs­tacle po­li­tique mul­ti­forme. Afin de pour­suivre les pro­cessus en­gagés et de contourner ledit obs­tacle, les oli­garques ont dé­cidé de dé­na­turer la dé­mo­cratie et de la rendre vir­tuelle afin que les po­pu­la­tions n’aient plus au­cune em­prise sur les dé­ci­sions po­li­tiques. Pour ce faire, le pou­voir de l’État cen­tral a été ato­misé tant vers des ins­tances su­pé­rieures qu’inférieures. De plus, le champ des op­tions po­li­tiques a été ré­duit par l’enchâssement du néo­li­bé­ra­lisme dans le droit, en­châs­se­ment réa­lisé dans le cadre d’un « consti­tu­tion­na­lisme éco­no­mique », et com­plété par un sys­tème de « soft law », pour im­poser la bonne gou­ver­nance néo­li­bé­rale « consensuelle ».

Pour l’oligarchie, la crise ac­tuelle re­pré­sente une op­por­tu­nité pour le ren­for­ce­ment du pou­voir néo­li­béral et pour l’accélération cor­ré­la­tive du dé­li­te­ment de la démocratie.

La crise de gou­ver­na­bi­lité en­gen­drée par les dé­rives du for­disme et les excès de la démocratie

Au cours de la pa­ren­thèse for­diste des Trente glo­rieuses, le com­promis entre le ca­pi­ta­lisme in­dus­triel et les sa­la­riés a pro­gres­si­ve­ment donné lieu à des « dé­bor­de­ments » re­ven­di­ca­tifs coû­teux, obé­rant lar­ge­ment les pro­fits. Cette ten­dance, dou­blée d’une prise de conscience po­li­tique des po­pu­la­tions, a conduit à une crise de gou­ver­na­bi­lité au Nord.

Par exemple, le rap­port de la Tri­la­té­rale : La crise de la dé­mo­cratie (2), pu­blié en 1975, met en lu­mière la re­dé­cou­verte par les éco­no­mistes « du cycle de cin­quante ans de Kon­dra­tieff, selon le­quel 1971 (comme 1921) mar­que­rait le début d’un ra­len­tis­se­ment éco­no­mique du­rable dont les pays ca­pi­ta­listes in­dus­tria­lisés ne de­vraient pas émerger avant la fin du siècle (3) ». De plus, les­dits pays sont confrontés à des di­vers pro­blèmes : « l’inflation, les pé­nu­ries de ma­tières pre­mières, la sta­bi­lité mo­né­taire in­ter­na­tio­nale, la ges­tion de l’interdépendance éco­no­mique, la sé­cu­rité mi­li­taire et col­lec­tive (4)… ». Enfin, les dé­rives du pro­cessus dé­mo­cra­tique ont no­tam­ment en­gendré « une sur­charge de de­mandes adres­sées à l’État qui dé­passent sa ca­pa­cité à y ré­pondre (5) ».

Comme « les de­mandes adres­sées à un gou­ver­ne­ment dé­mo­cra­tique croissent, tandis que les ca­pa­cités du gou­ver­ne­ment stag­nent (6) », les dé­mo­cra­ties de­viennent ingouvernables.

Changer de cap en im­po­sant le néolibéralisme

Il était urgent de ré­agir pour ré­ta­blir les condi­tions d’une ex­ploi­ta­tion op­ti­male des tra­vailleurs par le ca­pital. La crise des an­nées 1970, qui frappe le Nord avant de se pro­pager aux pays du Sud, va donner l’occasion de re­venir sur les conces­sions ac­cor­dées aux sa­la­riés en dé­cons­trui­sant le dé­ve­lop­pe­ment au­to­centré (prin­ci­pa­le­ment centré sur le dé­ve­lop­pe­ment du marché in­té­rieur) que ce soit le for­disme au Nord ou le nationalisme-clientéliste au Sud.

Cette dé­cons­truc­tion passe par l’imposition des po­li­tiques mo­né­ta­ristes du consensus de Wa­shington (7), qui visent à ré­duire dras­ti­que­ment la consom­ma­tion « im­pro­duc­tive » de sur­plus (en termes de pro­fits privés) par l’État-providence au Nord et par l’État na­tio­na­liste au Sud.

Pour les ca­pi­ta­listes, à tra­vers la dé­ré­gu­la­tion, la pri­va­ti­sa­tion, la li­bé­ra­li­sa­tion com­mer­ciale et fi­nan­cière, la « dé­fai­sance » de la pro­tec­tion so­ciale, la des­truc­tion des sys­tèmes clien­té­listes…, il s’agissait de re­venir sur les conces­sions ac­cor­dées pré­cé­dem­ment aux salariés.

Qui se heurte à l’obstacle politique

La fai­sa­bi­lité po­li­tique du trai­te­ment de choc néo­li­béral du consensus de Wa­shington s’est avérée plus dif­fi­cile que prévu. Les consé­quences so­ciales né­ga­tives de l’ajustement mo­né­ta­riste, beau­coup plus fla­grantes dans les pays du Sud, ont en­gendré des cri­tiques, des ré­sis­tances et des op­po­si­tions, par­fois vio­lentes (8).

La stra­tégie des élites po­li­tiques pour im­poser l’ajustement, consis­tant à di­viser et à op­poser, a montré ses li­mites. Malgré les ten­ta­tives per­ma­nentes de ma­ni­pu­la­tion de l’opinion pu­blique par des ac­tions de com­mu­ni­ca­tion ef­fi­caces, il sub­sis­tait, en raison du jeu de la dé­mo­cratie, des pos­si­bi­lités d’arrivée au pou­voir d’éléments moins fa­vo­rables à la mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale, voire op­posés. Par exemple, des per­son­na­lités po­li­tiques op­po­sées à la mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale, au moins dans leur dis­cours, ont été élues au sommet des États no­tam­ment en Amé­rique La­tine, pré carré des États-Unis. De­vant la me­nace, il fal­lait réagir.

Contourner l’obstacle po­li­tique par l’ordolibéralisme

A la fin des an­nées 1990, pour calmer les cri­tiques et éviter tout « dé­ra­page » dé­mo­cra­tique nocif pour les af­faires, le ca­pi­ta­lisme fi­nan­cia­risé a adopté, à tra­vers ses re­pré­sen­tants of­fi­ciels ou of­fi­cieux, un dis­cours plus po­li­ti­que­ment et so­cia­le­ment por­teur de consensus, en­té­ri­nant le pas­sage du mo­né­ta­risme à l’ordolibéralisme (9).

La nou­velle rhé­to­rique in­tègre un vo­ca­bu­laire à conno­ta­tion faus­se­ment so­ciale– démocratique-interventionniste, pseudo key­né­sienne… qui pré­pare les es­prits à « l’économie so­ciale de marché » pu­ri­fiée mise en œuvre par lepost-consensus de Wa­shington. Sous cou­vert d’une nov­langue, il s’agit sim­ple­ment de pour­suivre les pro­cessus en­gagés lors de la phase mo­né­ta­riste et de pé­ren­niser les po­li­tiques néo­li­bé­rales en les ren­dant incontestables.

Pour ce faire, il convient de les ins­crire dans la loi, et plus pré­ci­sé­ment dans la loi fon­da­men­tale qu’est la Consti­tu­tion, pour ré­duire au maximum la pos­si­bi­lité de mise en œuvre de pro­jets po­li­tiques al­ter­na­tifs. Il faut réel­le­ment en finir avec le consti­tu­tion­na­lisme so­cial des Trente glo­rieuses et passer dé­fi­ni­ti­ve­ment au consti­tu­tion­na­lisme éco­no­miquequi en­châsse la « gou­ver­nance » néo­li­bé­rale dans le droit. Le dis­po­sitif de ré­duc­tion des de­grés de li­berté du po­li­tique est com­plété par la mise en avant d’un sys­tème de « soft law » com­pre­nant no­tam­ment les agences de no­ta­tion, les ins­ti­tu­tions fi­nan­cières internationales…

Au total, il s’agit d’enfermer le po­li­tique dans le carcan néo­li­béral, afin de rendre la dé­mo­cratie in­opé­rante tout en es­sayant de pré­server l’illusion po­pu­laire de son fonc­tion­ne­ment effectif.

Et par l’approfondissement de la dé­mo­cratie virtuelle

La dé­mo­cratie vir­tuelle a une base for­melle dans le vote des ci­toyens, mais le pro­cessus de dé­ci­sion po­li­tique, au moins concer­nant les do­maines im­por­tants, est isolé de la par­ti­ci­pa­tion et du contrôle po­pu­laires. Il s’agit de main­tenir une dé­mo­cratie de fa­çade, et de dé­placer la réa­lité du pou­voir vers de nou­veaux centres isolés de toute in­fluence populaire.

Amorcée de longue date, la dy­na­mique de « vir­tua­li­sa­tion » dé­mo­cra­tique s’opère à tra­vers : (i) l’effeuillage du pou­voir de l’État cen­tral (10) vers le haut en di­rec­tion d’instances su­pra­na­tio­nales et vers le bas par la dé­cen­tra­li­sa­tion (11) ; (ii) la prise en compte d’acteurs dits « apo­li­tiques », com­plices ou sim­ple­ment manipulés.

Cette dy­na­mique en­gendre l’atomisation, l’isolement et l’autonomisation des centres de pou­voir du ni­veau in­ter­na­tional au ni­veau local, en pas­sant par les ni­veaux in­ter­mé­diaires. Elle en­gendre aussi la « di­lu­tion » des res­pon­sa­bi­lités des dé­ci­deurs que vient com­pléter un dis­po­sitif, sans cesse étendu, d’immunité as­su­rant l’impunité.

Les élites po­li­tiques peuvent, sans risque, œuvrer en fa­veur du ca­pi­ta­lisme fi­nan­cia­risé en im­po­sant le néo­li­bé­ra­lisme. Il s’agit d’encadrer stric­te­ment l’intervention de l’État quand elle est au ser­vice des po­pu­la­tions. A tous les ni­veaux (local, ré­gional, na­tional, com­mu­nau­taire, in­ter­na­tional), l’intervention pu­blique ne doit pas en­traver, ni même contrôler les ac­ti­vités du ca­pi­ta­lisme financiarisé.

La crise ac­tuelle : une crise de lé­gi­ti­mité des élites

Par contre, lorsque le sys­tème entre en crise, l’intervention pu­blique, sal­va­trice pour le ca­pi­ta­lisme fi­nan­cia­risé, se fait mas­si­ve­ment et du­ra­ble­ment. Les po­pu­la­tions sont som­mées d’accepter d’endosser la so­cia­li­sa­tion de la ga­begie des ins­ti­tu­tions ban­caires et fi­nan­cières. Pour le jus­ti­fier, les élites po­li­tiques usent d’un double langage.

La crise cesse alors d’être sim­ple­ment fi­nan­cière ou éco­no­mique, elle de­vient in­évi­ta­ble­ment po­li­tique. C’est une crise glo­bale de lé­gi­ti­mité des élites politiques.

Les pre­miers, les pays du Tiers-monde ont connu une telle si­tua­tion, lorsqu’au début des an­nées 1980, ils se sont trouvés écrasés par une dette ex­té­rieure in­sou­te­nable. Malgré le ca­rac­tère « odieux (12) » de la ma­jeure part de cette dette, les dits pays ont été placés sous la tu­telle des ins­ti­tu­tions néo­li­bé­rales (FMI, Banque Mon­diale, OMC…) pour faire payer la note aux po­pu­la­tions. Dans ce contexte, les élites po­li­tiques na­tio­nales « com­plices » ont eu beau jeu d’incriminer, dans le dis­cours of­fi­ciel, les ins­ti­tu­tions fi­nan­cières in­ter­na­tio­nales pour mettre en œuvre les po­li­tiques de pré­da­tion et de pau­pé­ri­sa­tion dont elles es­pèrent re­cueillir quelques miettes.

Aujourd’hui, la crise grecque ré­vèle l’extension de ce schéma aux pays du Nord. La Grèce pré­fi­gure la Tiers-Mondialisation de l’Europe (13).

Note: Ber­nard Conte est en­sei­gnant — cher­cheur à l’Université Bor­deaux IV et à Sciences Po Bordeaux.

Son Site : http://conte.u-bordeaux4.fr/Son Blogue : http://blog-conte.blogspot.com/

Notes

(1) Texte ré­digé à partir d’une com­mu­ni­ca­tion pré­sentée aux ren­contres : Ac­tua­lité de la pensée de Marx, or­ga­ni­sées par Es­paces Marx Aqui­taine, Sciences Po Bor­deaux, dé­cembre 2010.

(2) Mi­chel Cro­zier, Sa­muel P. Hun­tington, Joji Wa­ta­nuki, The crisis of de­mo­cracy, Re­port on the go­ver­na­bi­lity of de­mo­cra­cies to the Tri­la­teral Com­mis­sion, New-York, New York Uni­ver­sity Press, 1975.

(3),(5),(6) Idem ; p. 3 – 9.

(7) Voir : Ber­nard Conte, Le consensus de Wa­shington, Bor­deaux, 2003.

(8) Une des pre­mière cri­tiques, Cf. Ber­nard Conte : L’ajustement à vi­sage hu­main, Bor­deaux, 2003.

(9)Sur l’ordolibéralisme ou néo­li­bé­ra­lisme al­le­mand, voir : Ber­nard Conte, La Tiers-Mondialisation de la pla­nète, Bor­deaux, PUB, 2009, p. 54 – 60 ; Fran­çois Bilger, « L’école de Fri­bourg, l’ordolibéralisme et l’économie so­ciale de marché », 8 avril 2005.

(10) Cet ef­feuillage s’opère en vertu du prin­cipe de sub­si­dia­rité qui pré­sente une double di­men­sion : ver­ti­cale et ho­ri­zon­tale, cf. Ber­nard Conte, La Tiers-Mondialisation de la pla­nète, op. cit. p. 194 – 198.

(11) Les lois Def­ferre de 1982 marquent l’origine du pro­cessus de dé­cen­tra­li­sa­tion en France.

(12) Une dette est dite « odieuse » lorsqu’elle a été contractée pour des ob­jec­tifs contraires aux in­té­rêts de la na­tion et aux in­té­rêts des citoyens.

(13) Ber­nard Conte, La Grèce pré­fi­gure la Tiers-Mondialisation de l’Europe, Contreinfo.info, 16 mars 2010.

 

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